
Résumé de l’épisode précédent : Plusieurs étoiles aux spectres inconnus apparaissent dans la Galaxie : ce sont les naines blanches. L’Empereur Eddington, bientôt soutenu par une armée de physiciens relativistes, ne croit pas à leur présence. Pendant ce temps, un jeune padawan indien vogue seul sur son vaisseau et essaye de comprendre la physique de ces cadavres stellaires.
Chandrasekhar, le padawan
Ce jeune homme c’est Subrahmanyan Chandrasekhar, né en 1910 à Lahore, ville située au Nord-Est de l’actuel Pakistan mais alors rattachée à l’Empire britannique. En 1918, le père de Chandra est promu comptable général adjoint au sein de l’Indian Civil Service et il quitte Lahore pour emmener sa famille à Madras, aujourd’hui connue sous le nom de Chennai sur la côte Sud-Est de l’Inde. Chandra, comme on l’appellera, est éduqué par des précepteurs avant de rejoindre l’école publique à l’âge de 11 ans. Sa rencontre avec l’algèbre et la géométrie se fait dès ses 12 ans et il dévore des livres entiers chaque été. A l’âge de 15 ans, il entre au Presidency College de Madras se consacrant à l’étude de la physique, des mathématiques, de la chimie mais aussi du sanskrit et de l’anglais qu’il écrira parfaitement toute sa vie. Son père préfèrerait qu’il intègre l’Indian Civil Service mais porté par la réussite de son oncle – le maître vénéré Venkata Raman, physicien de Calcutta devenu membre de la Royal Society en 1924, et qui aura un prix Nobel de physique en 1930 pour ses travaux en optique sur la diffusion de la lumière – Chandra choisit de suivre une voie scientifique.

Son oncle l’aiguille utilement dans ses lectures et Chandra tombe sous le charme de La Structure atomique et les Raies spectrales d’Arnold Sommerfeld. Cet ouvrage se veut un bilan le plus complet de l’étude des spectres électromagnétiques et des conséquences nouvelles sur la structure de l’atome (je vous renvoie à l’article « Dieu ne joue pas aux dés » pour un résumé succinct).
La vie étant faite de rencontres, Chandra a l’opportunité d’approcher le physicien allemand qui vient à Madras donner un cycle de conférences. Chandra alors âgé de 17 ans se rend à l’hôtel de Sommerfeld, un des plus grands théoriciens de son temps, et demande une entrevue qui lui est accordée quelques jours plus tard. Chandra est surpris d’apprendre par Sommerfeld que l’ancienne mécanique quantique de Bohr, sur laquelle est basée le livre de Sommerfeld, a été remplacée par la mécanique quantique de Schrödinger, Heisenberg, Dirac, Pauli, et d’autres. Le principe d’exclusion de Pauli a remplacé les statistiques de Boltzmann et de Fermi-Dirac. Sommerfeld a déjà appliqué la nouvelle théorie aux électrons dans les métaux avec succès. Chandra se lance alors dans une étude intensive de la nouvelle mécanique et des nouvelles statistiques.

Chandra écrit son premier article l’année suivante : « La diffusion Compton et les nouvelles statistiques ». En janvier 1929, il communique ses travaux au professeur Ralph H. Fowler à Cambridge pour publication dans les Proceedings of the Royal Society of London. Pourquoi Fowler ? Son oncle l’a encore une fois bien aiguillé : Fowler est un homme ouvert et généreux, son application des nouvelles statistiques aux étoiles effondrées, c’est-à-dire les naines blanches, suscite l’intérêt du jeune Chandra.
Remontons un peu le temps : en 1926, le maître jedi Fowler publie un article clé « Sur la matière dense » qui renvoie le lecteur vers un ouvrage d’Arthur Eddington « La constitution interne des étoiles » dans lequel Chandra trouve une description du mystère des naines blanches.
Chandra vole vers les naines blanches
Arthur Eddington est probablement le plus grand physicien astronome de son temps et véritable empereur de la Relativité Générale. A un journaliste qui lui dit qu’il est une des trois personnes à parfaitement comprendre la Relativité Générale, Eddington répond avec son humilité caractéristique : « je me demande qui est le troisième ».
Revenons à la description que donne Eddington des naines blanches dans son ouvrage :
« Les naines blanches sont sans doute très nombreuses. On n’en connaît que trois avec certitude, parce qu’elles sont très proches du Soleil… la plus célèbre est la compagne de Sirius »

Eddington décrit comment les astronomes ont estimé à partir d’observations au télescope la masse et la circonférence de Sirius B : une masse de 1,05 masse solaire et une circonférence de 31 000 km. Cette conclusion parait absurde pour Eddington qui s’appuie sur des observations récentes en désaccord avec la théorie : selon les lois de la gravité d’Einstein, la lumière sortant du champ gravitationnel devrait être décalée vers le rouge et décelable avec les instruments de mesure, ce qui n’avait pas été le cas.
La structure d’une étoile est gouvernée par un équilibre entre pression interne, qui tend à repousser les couches externes de l’étoile, et l’attraction gravitationnelle qui attire les couches externes vers le centre. Eddington pense que la pression interne est due à la chaleur et qu’à cause de cette chaleur, les atomes se déplacent à grande vitesse se bombardant les uns aux autres. Au fur et à mesure que l’étoile se refroidit en émettant du rayonnement dans l’espace, les atomes se déplacent moins vite et leur pression diminue, le poids de la couche externe écrase la boule interne, dont le volume diminue. Sa compression réchauffe la boule, élevant sa pression jusqu’à un nouvel équilibre entre pression et gravitation, un équilibre où l’étoile est un peu plus petite qu’avant. Aussi, tant que Sirius B se refroidit progressivement en rayonnant sa chaleur, elle doit progressivement rétrécir. Jusqu’à quand ? Selon Eddington, jusqu’à ce que l’étoile ne soit plus équilibrée par la pression thermique mais par la seule autre pression connue en 1925 : celle qu’on trouve dans les objets solides comme les pierres, une pression due à la répulsion entre atomes voisins. Mais une telle pression n’est possible que si la densité de l’étoile est similaire à celle d’une pierre, quelques grammes par centimètre cube, dix mille fois moins que la densité actuelle de Sirius B. Eddington est face à un paradoxe : comment une étoile peut faire ce saut de densité ? D’où peut venir une telle énergie pour contrer le poids ?
« C’est un curieux problème, et l’on peut formuler nombre d’hypothèses farfelues sur ce qui se passe en réalité. Nous laisserons ici cette difficulté de coté comme n’étant pas nécessairement fatale ».
La solution de ce paradoxe est donnée par Fowler en 1926. Il est alors le premier à appliquer la mécanique quantique à l’étude des naines blanches. Lorsqu’une étoile peu massive comme le Soleil s’est entièrement consumée, son cœur s’effondre sur lui-même tandis que ses couches externes sont éjectées dans le milieu interstellaire formant de resplendissantes nébuleuses planétaires. Le résidu de l’étoile est une naine blanche : un astre de taille comparable à celle de la Terre mais aussi massif que le Soleil. La matière au sein d’une naine blanche est environ un million de fois plus dense que la matière ordinaire, une densité telle que l’étoile ne peut plus être décrite par la mécanique classique comme les étoiles ordinaires. En raison du principe d’exclusion de Pauli formulé en 1925 – deux particules identiques ne peuvent occuper le même état quantique – cela se traduit par une sorte d’agitation quantique des particules. La matière est alors dans un état « dégénéré ». Le mouvement dégénéré des électrons est une conséquence d’une particularité de la matière que les physiciens newtoniens n’avaient jamais imaginée, la dualité onde-particule. Selon la mécanique quantique, chaque type de particule se comporte à l’occasion comme une onde, et chaque type d’onde comme une particule. Quand la matière est comprimée à haute densité et que chaque électron dans la matière est confiné dans un petit espace, l’électron se comporte en partie comme une onde, dont la longueur d’onde est très courte, et a en conséquence une énergie très grande. La pression résultante est d’autant plus grande que la densité est élevée, c’est la « pression de dégénérescence ». C’est cette pression quantique qui assure la cohésion des naines blanches.

Quand Chandra lit ces articles dans la bibliothèque de Madras, c’est un enchantement : il trouve côte à côte de profondes conséquences des deux révolutions du XXème siècle en physique : la relativité générale d’Einstein qui manifeste le décalage gravitationnel vers le rouge de la lumière de Sirius B, et la nouvelle mécanique quantique, avec sa dualité onde-particule, responsable de la pression interne de Sirius B.
Seul dans son vaisseau…
En octobre 1929, c’est le grand Heisenberg qui est invité pour des conférences au Presidency College de Madras. Là encore Chandra profite de l’occasion pour rencontrer cet architecte jedi de la mécanique quantique. Les étoiles s’alignent dans la vie de Chandra qui devient familier de la physique quantique comme de l’astrophysique. Ses examens de fin d’étude en 1930 sont une formalité et il reçoit une bourse pour aller faire sa thèse à Cambridge sous la tutelle de Fowler.

Chandra a 19 ans, nous sommes le 31 juillet 1930 dans le port de Bombay et il s’embarque pour un long voyage vers Venise. De là, il rejoindra Londres par le train. Ses pérégrinations intellectuelles vont le ramener vers les naines blanches. Il ne le sait pas encore mais durant ce voyage, il va écrire ce qui lui vaudra un prix Nobel 53 ans plus tard… Dix-huit jours de bateau où Chandra va méditer sur la structure des naines blanches. Fowler n’a pas exploré tous les détails de l’équilibre entre pression de dégénérescence et gravité dans une naine blanche, comme les variations de densité, de pression et de gravité entre la surface et le cœur. Voilà de quoi tuer l’ennui.
Il imagine une compression de 1% de l’étoile et calcule tous les paramètres qui en résultent : la diminution de la taille d’une cellule d’un électron, la diminution de sa longueur d’onde, l’augmentation de son énergie et de sa vitesse et finalement l’augmentation de pression. Le résultat est clair : une augmentation de 1% de sa densité provoque une augmentation de 5/3 de sa pression (1,67%). Cependant, Chandra se rend très vite compte que la vitesse acquise par les électrons est environ 57% celle de la vitesse de la lumière. Il faut alors reprendre les calculs en prenant en compte les effets relativistes qui se manifestent pour ces grandes vitesses. Cela a l’air de rien, mais il faut fusionner la relativité restreinte avec la mécanique quantique et à ce moment précis de l’Histoire, peu nombreux sont ceux à s’y être frottés. Chandra qui a la vingtaine toute fraîche a cette insouciance qui fait aller de l’avant et avec ses seuls diplômes universitaires comme bagage, il va suffisamment loin dans ses calculs pour indiquer les principaux effets des vitesses élevées des électrons. Chandrasekhar en déduit que l’augmentation de pression n’est plus de 5/3 mais 4/3 pour les électrons à grande vitesse, la pression qui équilibre la gravitation est donc plus faible. La conséquence est que la gravitation ne peut excéder une certaine limite sans quoi l’équilibre de l’étoile serait en péril. Chandra mène le calcul et arrive au résultat suivant : Aucune naine blanche ne peut avoir de masse dépassant 1,4 fois la masse du Soleil.
Perplexe, Chandra reprend ses calculs mais il n’y décèle aucune erreur et pendant les derniers jours de son périple, il rédige deux articles destinés à publication.
Epilogue
Il faudra près d’une année pour convaincre les éditeurs de publier. C’est dans la revue américaine Astronomical Journal, que sera publié le résultat étourdissant de Chandra. Tellement étourdissant que la communauté scientifique l’accueille avec un silence sidéral, qui fera aller Chandra vers d’autres sujets. Mais son résultat va faire son chemin…
Les calculs de Chandrasekhar supposent que la compression de la matière finira par arracher les électrons des atomes et que seule l’agitation de ces électrons libres contribue à la pression. Or, d’après la théorie de la relativité restreinte d’Einstein, aucune particule ne peut se déplacer plus vite que la lumière, ce qui a pour effet de limiter la pression des électrons à très haute densité et par conséquent de réduire leur résistance à l’effondrement gravitationnel de l’étoile. Mais que se passerait-il si les noyaux atomiques eux-mêmes étaient écrasés les uns contre les autres ? Pourraient-ils résister à leur désagrégation de manière à éviter l’implosion des étoiles les plus massives ? Si tel était le cas, l’Univers devrait abriter des astres encore plus denses que les naines blanches… C’est ce que nous verrons dans le dernier volet de cette série.
Bibliographie
Chamel Nicolas, « De l’hypothèse d’étoiles aussi denses que les noyaux atomiques à la découverte fortuite des pulsars », Histoire de la recherche contemporaine [En ligne], Tome I-N°2 | 2012, mis en ligne le 11 octobre 2014, consulté le 07 mai 2020.
Chandrasekhar Subrahmanyan, « The Maximum Mass of Ideal White Dwarfs », Astrophysical Journal 74-81, 1931
Fowler Ralph Howard, « On dense matter », Monthly Notices of the Royal Astronomical Society, n°87, décembre 1926, pp.114-122.
Schatzman Evry. « Les naines blanches », L’astronomie, vol. 65, sept. 1951, page 325
Thorne Kip S. « Trous noirs et distorsions du temps ». Champs Sciences. 1994, pp. 143-168.
Wali Kameshwar C., Chandra : a biography of S. Chandrasekhar, Chicago, University of Chicago Press, 1991
Webographie
NASA. Site dédié au satellite Chandra qui scrute l’Univers dans le domaine des rayons X.
Wikipedia, Chandrashekhara Venkata Râman
Wikipédia, Subrahmanyan Chandrasekhar.
Bravo pour ce texte qui met en lumière un moment important de l’astrophysique moderne !
Une petite précision doit être apportée dans votre texte : le principe d’exclusion de Pauli n’a pas remplacé les statistiques de Boltzmann et de Fermi-Dirac, il a remplacé LA statistique de Boltzmann PAR celle de Fermi-Dirac.
Le nuance est fine mais primordiale…
Je vous encourage vivement dans votre entreprise fort intéressante !
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