
Il y a une dizaine d’années[i], une étude faisait grand bruit : les analyses d’anneaux d’arbres de cèdres japonais ont montré un phénomène étrange : un pic de carbone-14 autour de l’année 774-775. Collision de trous noirs, impact avec une comète, cavaliers sur chevaux blancs, serpents enflammés et crucifix rouge dans le ciel, que s’est-il passé ?
Analysons la presse et les articles scientifiques publiés depuis pour identifier la source de cet événement.
L’article source
C’est en juin 2012, dans la vénérable revue scientifique Nature, que l’on trouve l’article qui enflamme la communauté scientifique[ii]: Fusa Miyake, physicienne des rayons cosmiques de l’Université de Nagoya au Japon, examine les quantités de l’isotope radioactif carbone-14 dans les anneaux de cèdres japonais et conclue que le niveau atmosphérique de 14C doit avoir bondi de 12% en moins d’un an, environ 20 fois plus que le taux normal de variation.
L’équipe japonaise explique dans son article source que les augmentations des concentrations de 14C dans les cernes des arbres pourraient être attribuées à des rayons cosmiques, tout comme les augmentations de 10Be dans les carottes de glace. Si des augmentations de la teneur en 14C avaient déjà été mesurées dans l’histoire, aucune n’avait montré de telles augmentations sur une échelle de temps aussi courte, environ 1 an. Les mesures effectuées par les scientifiques se concentrent sur les années 750 à 820 après JC. Ils constatent une augmentation rapide d’environ 12% de la teneur en 14C de 774 à 775 après JC, ce qui est environ 20 fois plus que le changement observé lors des pics d’activité solaire. L’équipe soutient alors que ni une éruption solaire ni une supernova locale ne sont susceptibles d’en être responsables. L’embrasement de la presse peut avoir lieu…
Traitement dans la presse
En France, Science et Vie[iii] s’empare de l’affaire dans la foulée et se fait l’écho de la sensation provoquée dans le monde scientifique. Si une énergie phénoménale peut expliquer la surproduction de cet isotope, d’autres événements comme des aurores boréales auraient été observés et des spécialistes de littérature du Moyen-Âge sont mobilisés pour essayer de retrouver des traces d’une éventuelle description d’aurores boréales mais en vain. A l’exception d’un « crucifix rouge » mentionné dans une chronique anglo-saxonne, l’évènement ne laisse pas de traces dans les écrits du monde occidental ou oriental.
L’hypothèse d’une éruption solaire ayant été écartée par les chercheurs japonais, car ces événements ne peuvent pas être assez puissants pour entraîner une telle hausse de carbone 14, la Tribune de Genève[iv] s’emballe complètement dans son titre :
« A la fin du VIIIe siècle, la Terre a été touchée par des rayons gamma causés par un événement cosmique inexpliqué, possiblement la collision de deux trous noirs. »
Et en reprenant une étude publiée par des chercheurs de Iéna[v] (article que la Tribune ne cite pas mais qui est disponible sur la plateforme ArXiv en novembre 2012), le journal helvète écrit :
« Deux objets stellaires très compacts – trous noirs, étoiles à neutrons ou naines blanches – seraient entrés en collision et auraient fusionnés, provoquant ce déchaînement d’énergie et de rayonnements électromagnétiques. »
L’hypothèse des trous noirs et autres cataclysmes dans les articles de recherche
Valeri Hambaryan et son collègue Ralph Neuhäuser identifient qu’une fusion de trous noirs, ou d’étoiles à neutrons auraient pu provoquer cet événement. Ils montrent qu’un court sursaut gamma dans notre galaxie est cohérent avec cette surproduction de carbone-14 et de béryllium-10 : un tel événement (fusion de trous noirs) est suffisamment court pour expliquer qu’aucune chronique n’en fasse mention. L’absence de rapports sur une observation historique d’une supernova en 774/5 après JC ou d’un reste de supernova actuel est également compatible avec un court sursaut gamma. Ils estiment même que la distance entre la source de ce sursaut gamma et la Terre est d’environ 1 à 4 kiloparsec (entre 3000 et 13 000 années-lumière) – suffisamment lointain pour éviter une extinction massive d’espèces sur Terre.
Un autre cataclysme a été proposé dès 2012[vi] dans The Astrophysical Journal par deux chercheurs de l’Université de Be’er-Sheva en Israël : celle de l’impact d’une comète avec le Soleil qui aurait pu provoquer une éjection de matière solaire suffisamment importante, orientée vers la Terre pour expliquer cet apport énergétique.
En parlant de comète, une étude chinoise[vii] en 2014 va encore plus loin puisque pour expliquer le taux de carbone-14 présent dans les coraux, les scientifiques chinois émettent l’hypothèse d’une collision entre une comète et.. la Terre !
« Il est bien établi qu’une comète est entrée en collision avec l’atmosphère terrestre depuis la constellation d’Orion (ou Shen dans l’astronomie chinoise traditionnelle) le 17 janvier 773 après JC, 7e année de l’empereur Dai Zong de la dynastie Tang. »
L’hypothèse du Soleil
L’affaire va prendre une autre tournure dans un bel article coopératif, piloté par le physicien russe Ilya Usoskin, de l’université de Oulu en Finlande, et mêlant des chercheurs suisses, allemands, américains et finlandais publiée dans Astronomy & Physics[viii] . La méthode est la suivante :
« Nous avons vérifié le résultat expérimental de l’événement cosmique de 775 en utilisant des données indépendantes comprenant des données sur le 10Be et le 14C. Nous avons étudié les chroniques historiques disponibles pour les observations astronomiques sur la période autour des années 770 et identifier les observations potentielles d’aurores boréales et de supernovae. Nous avons interprété les mesures du 14C en utilisant un cycle du carbone approprié. »
Ils démontrent que :
- La réalité de l’événement de 775 est confirmée par de nouvelles mesures du 14C dans le chêne allemand;
- en utilisant un modèle de cycle du carbone inapproprié, l’étude initiale a fortement surestimé l’intensité de l’événement;
- la magnitude révisée de l’événement est cohérente avec différentes données indépendantes et peut être associée à une forte activité solaire, exceptionnelle mais pas impossible;
- cette interprétation est en accord avec l’augmentation de l’activité aurorale identifiée dans les chroniques historiques.
Pour ce dernier point, ils ont étudié toutes les chroniques qui parlent d’aurores boréales à basses latitudes aussi bien en Orient qu’en Occident. Dans la province de Shanxi en Chine, des aurores sont mentionnées en 767, 770 (deux fois), 773, 775 et 786. En occident, la mention du « crucifix rouge » apparaît dans différents manuscrits de la Chronique anglo-saxonne et on parle de «boucliers enflammés» dans le ciel en 776 en Allemagne. D’autres observations en occident sont faites en 765 et 786 après JC. Dans une nouvelle étude des chroniques occidentales un «feu du ciel» est évoqué en Irlande et dans une apparition de 773 après JC interprétée par les chrétiens comme des cavaliers sur des chevaux blancs ou «des serpents … vus extraordinairement au pays des Sud-Saxons» dans une chronique carolingienne. Le mouvement sinueux des aurores renvoyant évidemment aux serpents. Ces nombreuses aurores suggèrent qu’entre 770 et 776 le soleil avait une forte activité. Les observations faites en 765-767 et 786 suggèrent une cyclicité de 11 ans, période que l’on connait bien pour les activités solaires.
Cette étude sera complétée en 2014 par une étude américaine publiée dans The Astrophysical Journal[ix] qui va étudier de plus près ce que notre étoile est capable de produire. Dans l’histoire récente, les cycles du Soleil sont surveillés de près et les jets de particules solaires sont suivis régulièrement (comme sur le site spaceweather.com). Aucun évènement dans un passé récent ne peut être comparé avec ce qui s’est passé en 775 mais cela ne signifie pas que le Soleil ne pourrait pas produire un sursaut gigantesque. L’évènement de Carrington en 1849 avait produit des aurores boréales visibles jusqu’à l’équateur. Une éjection de particules 2,5 fois plus puissante pourrait expliquer l’évènement de 775.
Usoskin, dans une étude finno-russe[x] va aussi discréditer l’hypothèse de collision entre une comète et la Terre pour replacer le Soleil comme probable source de l’évènement de l’année 775.
Une belle étude finlandaise[xi] de 2018 a posé la question de la répartition du carbone-14 issue de cet hypothétique évènement solaire. Les particules solaires sont « guidées » par les lignes de champ magnétique vers les pôles terrestres. Ainsi la production de carbone-14 a pu être plus intense aux hautes latitudes. En étudiant les taux de carbone-14 dans les anneaux des arbres à différentes latitudes, ils ont pu fortifier le modèle d’un évènement solaire.

Donc pas de fin du monde, ou de signe divin en 775 mais probablement un soubresaut de notre Soleil qui, s’il arrivait dans notre monde moderne serait dévastateur puisque les perturbations magnétiques mettraient à mal tous nos dispositifs électroniques…
Un petit mot sur le carbone 14
L’isotope 14C est formé lorsque le rayonnement hautement énergétique de l’espace extra-atmosphérique frappe des atomes dans la haute atmosphère, produisant des neutrons. Ceux-ci entrent en collision avec l’azote 14, qui se désintègre ensuite en 14C. Cette production dans l’atmosphère assure un taux à peu près constant de cet isotope qui par suite va se fixer dans les végétaux et entrer dans un cycle d’échange avec toute la biosphère. Lorsqu’un végétal ou un animal meurt, son taux de carbone 14 décroît alors, permettant une datation des fibres qui contenaient du carbone.
[i] Miyake, F., Nagaya, K., Masuda, K., & Nakamura, T. (2012). A signature of cosmic-ray increase in ad 774–775 from tree rings in Japan. Nature, 486(7402), 240–242. doi:10.1038/nature11123
[ii] Richard A. Lovett, Mysterious radiation burst recorded in tree rings, Nature, 03 juin 2012, Mysterious radiation burst recorded in tree rings : Nature News & Comment
[iii] Vincent Nouyrigat, Mais que s’est-il donc passé en l’an 775 ?, Science & Vie, 14 août 2012, Mais que s’est-il donc passé en l’an 775 ? – Science & Vie (science-et-vie.com)
[iv] Tribune de Genève, La Terre aurait été frappée par des rayons gamma au VIIIème siècle, 21 janvier 2013, Astronomie – La Terre aurait été frappée par des rayons gamma au VIIIe siècle | Tribune de Genève (tdg.ch)
[v] V. V. Hambaryan, R. Neuhaeuser, A Galactic short gamma-ray burst as cause for the 14C peak in AD 774/5, [1211.2584] A Galactic short gamma-ray burst as cause for the 14C peak in AD 774/5 (arxiv.org)
[vi] Eichler, D. & Mordecai, D. Comet encounters and carbon 14. Astrophys. J. Lett. 761, 10.1088/2041-8205/1761/1082/l1027, doi:10.1088/2041-8205/761/2/l27 (2012)
[vii] Liu, Y., Zhang, Zf., Peng, Zc. et al. Mysterious abrupt carbon-14 increase in coral contributed by a comet. Sci Rep 4, 3728 (2014). https://doi.org/10.1038/srep03728
[viii] Usoskin, I. G., Kromer, B., Ludlow, F., Beer, J., Friedrich, M., Kovaltsov, G. A., … Wacker, L. (2013). The AD775 cosmic event revisited: the Sun is to blame. Astronomy & Astrophysics, 552, L3. doi:10.1051/0004-6361/201321080
[ix] Cliver, E. W., Tylka, A. J., Dietrich, W. F., & Ling, A. G. (2014). ON A SOLAR ORIGIN FOR THE COSMOGENIC NUCLIDE EVENT OF 775 A.D. The Astrophysical Journal, 781(1), 32. doi:10.1088/0004-637x/781/1/32
[x] Usoskin, I. G., & Kovaltsov, G. A. (2015). The carbon-14 spike in the 8th century was not caused by a cometary impact on Earth. Icarus, 260, 475–476. doi:10.1016/j.icarus.2014.06.009
[xi] Uusitalo, J., Arppe, L., Hackman, T., Helama, S., Kovaltsov, G., Mielikäinen, K., … Oinonen, M. (2018). Solar superstorm of AD 774 recorded subannually by Arctic tree rings. Nature Communications, 9(1). doi:10.1038/s41467-018-05883-1