1889, La pire odeur du monde

Pépé le putois [A]
Pépé le putois [A]
Les physiciens et les chimistes aiment bien tout mesurer. Pour s’y retrouver, ils mettent en place des échelles et des unités avec souvent des noms d’illustres savants, de préférence morts (Ampère, Newton, Curie…). Il y a quelques années un de mes élèves, voulant atteindre la postérité de son vivant, se donna pour tache d’établir une échelle des odeurs avec son nom de famille comme unité. L’entreprise était louable même si la place à la subjectivité était trop grande et ses travaux n’allèrent pas bien loin. Il ne put heureusement pas obtenir le résultat connu comme la pire odeur du monde et oeuvre de chimistes allemands en 1889.
Les composés soufrés

Fumerolles  [B]
Fumerolles [B]
Si vous allez dans un pays volcanique comme l’Islande, vous sentirez dans la nature, comme dans l’eau du robinet, une légère odeur soufrée, issue principalement du sulfure d’hydrogène H2S dont on dit qu’elle ressemble à l’odeur d’œuf pourri. De manière assez générale, on trouve du soufre dans beaucoup de molécules odorantes comme celle qui compose les truffes noires (et qui répond au doux nom de bis(methylthio)méthane) que certains animaux peuvent détecter même quand elles sont enterrées à un mètre de profondeur, le méthylcarptan qui sert d’additif dans les conduits de gaz pour détecter les fuites, ou l’esther thiosulfonate qu’on trouve dans les oignons passés [1], mais du soufre vous en avez aussi dans l’ail, la bouse de vache et les pneus enflammés. Le putois par exemple secrète du 2-butène-1-thiol (C4H7SH) qui peut être transporté sur 5 mètres et peut provoquer des nausées ainsi que la cécité temporaire de sa victime.Néanmoins, l’odeur des composés soufrés peut agir très agréablement lorsqu’il est fortement dilué. L’odeur des oignons ou l’ail fraîchement coupés est produite uniquement par des thiols. Le pamplemousse fraîchement coupé libère la molécule 2-(4-méthyl-3-cyclohexényle)-2-propanethiol dont la concentration de ce composé dans de pamplemousse est inférieure à 10-9 mol / L.
William Christopher Zeise [C]
William Christopher Zeise [C]
La fonction chimique principalement responsable de ces odeurs est donc appelée thiol (ou mercaptan) découverte par le chimiste danois William Christopher Zeise en 1834 [2]. Pour les lecteurs chimistes, en raison de la taille, de la forme orbitale inhabituelle et de la faiblesse de sa polarité, les atomes de soufre (S) ne forment que de très faibles liaisons hydrogène (-SH). Les points d’ébullition sont donc proches avec les alcools similaires (fonction -OH à place de -SH). La faible liaison SH est également responsable de la nature légèrement acide du groupe thiol.
L’évacuation de FribourgEn 1889, la ville de Fribourg en Allemagne a connu une drôle de mésaventure. Des essais destinés à fabriquer la thioacétone ont donné naissance à une panique générale que le quotidien littéraire et politique français XIXe siècle, dans sa partie Petite Correspondance, explique [3] :

Il est bien certain que deux savants viennent de découvrir une substance douée d’une odeur si épouvantable que les inventeurs ont du renoncer à la préparer, devant la tempête de protestations et de plaintes des voisins de leur laboratoire dans un rayon de neuf cent mètres.

Ces chimistes expérimentant sur les dérivés de sulfures organiques, firent agir l’hydrogène sulfuré sur l’acétone et obtinrent, outre la trithioacétone, de petites quantités d’un composé défini, non volatilisé, cristallisé : C15H28S4.

En même temps il se forma un corps doué d’une si horrible odeur que l’éthylmercaptan et les autres sulfates sulfurés volatils, sont des parfums en comparaison à celui-là. Ces auteurs n’ont pas pu obtenir pur ce composé, mais ils supposent que c’est l’acétone monosulfuré (C3H6S).

Le trithioacétone : Molécule responsable de l'évacuation de Fribourg
Le trithioacétone : Molécule responsable de l’évacuation de Fribourg [D]
Les autorités décidèrent d’évacuer la ville et des évanouissements, des vomissements et des diarrhées rouges furent également observées [4].L’expérience retentée

En 1967, des chercheurs d’Esso dans le sud d’Oxford ont eu la témérité de rééditer cette expérience du craquage de la trithioacétone [1] :

Recently we found ourselves with an odour problem beyond our worst expectations. During early experiments, a stopper jumped from a bottle of residues, and, although replaced at once, resulted in an immediate complaint of nausea and sickness from colleagues working in a building two hundred yards away. Two of our chemists who had done no more than investigate the cracking of minute amounts of trithioacetone found themselves the object of hostile stares in a restaurant and suffered the humiliation of having a waitress spray the area around them with a deodorant. The odours defied the expected effects of dilution since workers in the laboratory did not find the odours intolerable…and genuinely denied responsibility since they were working in closed systems. To convince them otherwise, they were dispersed with other observers around the laboratory, at distances up to a quarter of a mile, and one drop of either acetone gem-dithiol or the mother liquors from crude thioacetone crystallizations were placed on a watch glass in a fume cupboard. The odour was detected downwind in seconds.

Pour les non anglophones, les chercheurs avoue avoir été devant une odeur au-delà de leurs pires prévisions. Au début des expériences, le bouchon d’un bidon a sauté et, bien qu’il ait été remis en place aussitôt, des collègues d’un bâtiment voisin de 200 yards (183 mètres environ) se sont plaints de nausées. Au restaurant, deux des chimistes qui avaient tenté l’expérience se trouvèrent humiliés par une serveuse qui répandit un aérosol désodorisant. Curieusement, les deux chimistes ne trouvaient pas les effets intolérables.

Les molécules candidates [D]
Les molécules candidates [D]
Deux molécules se disputent en fait ce formidable match de l’odeur la plus désagréable : le propanedithiol et la 4-méthyl-sulfanylpentan-2-one [5]. En raison de son pouvoir de désagrément, aucun chimiste n’a isolé la molécule responsable de tant de souffrances et probablement que personne ne veut savoir qui est la gagnante.–Sources :
[1] Caltech University, Sulfur Faciliated Organic Synthesis, A. McClory, 2009 (en anglais),
[2] Wikipedia, William Christopher Zeise,
[3] Gallica, Le XIXe siècle : journal quotidien politique et littéraire, 1891-10-04,
[4] Chemie Im Alltag, Stinktiere und andere Mercaptogerüche, par Sven-Peter Fritz (en allemand),
[5] Chimie organique, Jonathan Clayden,Stuart Warren,Nick Greeves,Peter Wothers, page 4, 2002.

Source image :
[A] Site Tomtom, Pépé le putois,
[B] Photo personnelle, Fumerolles à Kerlingarfjöll, Islande, 2011,
[C] Wikipedia, William Christopher Zeise,
[D] Chimie organique, Jonathan Clayden,Stuart Warren,Nick Greeves,Peter Wothers, page 4, 2002.

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