
Le chimiste russe Dimitri Mendeleïev est mondialement connu pour son tableau périodique proposé en 1869. Le caractère prédictif de son tableau permis au jeune russe de se hisser à la hauteur d’un Isaac Newton et d’acquérir une gloire éternelle. Mendeleïev prédit même un élément du nom de newtonium… qui ne fut jamais trouvé.
La construction du tableau
La forme actuelle du tableau périodique fut proposée par le chimiste russe Dimitri Mendeleïev qui, d’après la légende, fit sa découverte en un seul jour de réflexion, le 17 février 1869. Il classa sous forme d’un tableau les 63 éléments chimiques alors connus en mettant en exergue les similitudes de comportement chimique. En réalité, ce travail est le fruit d’une réflexion nourrie par de nombreux chimistes durant plusieurs dizaines d’années. La première tentative de répertoire des éléments chimiques incombe à Lavoisier, Fourcroy, Guyton de Morveau et Berthollet qui dressèrent dès 1787 une liste de 33 éléments connus. La périodicité des propriétés chimiques fut soulignée en 1817 par un chimiste allemand, Dobereiner, qui classa les éléments en fonction de leur réactivité chimique par groupes de trois (triades). Le caractère bidimensionnel de l’actuelle classification périodique fut proposée par Peter Kremers, puis John Newlands, chimiste anglais, qui découvrit qu’en classant par masse atomique les différents éléments, chaque élément avait les mêmes propriétés que celui disposé huit cases avant, Newlands parla de la loi des octaves.
Alors que de nombreuses tentatives sont faites dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle pour organiser les connaissances s’accumulant en chimie, c’est en 1869 que le chimiste russe Dmitri Ivanovich Mendeleïev présente son article devant la Société Chimique Russe « Sur la relation entre les propriétés et le poids atomique des éléments »[i].
Dans cet article, on trouve un tableau qui est encore loin de celui qui orne toutes les salles de sciences. On remarque que les éléments d’une même période sont placés ici en colonne (Be, B, C, N, O, F) avec quelques anomalies comme pour le sodium Na qui est placé dans la même colonne. Les familles chimiques sont sur une même ligne, c’est assez clair pour les alcalins (Li, Na, K, Rb, Cs) avec là aussi quelques erreurs (le thallium Tl est en réalité de la même famille chimique que le bore B).
Mendeleïev explique dans ce même article très court quelques observations :
- Les éléments, lorsqu’ils sont disposés selon leur masse atomique, montrent une périodicité apparente de leurs propriétés.
- Les éléments qui sont semblables en ce qui concerne leurs propriétés chimiques ont des masses atomiques qui sont peu éloignées ou proches de la même valeur (par exemple Pt, Ir, Os) ou qui augmentent régulièrement (par exemple K, Rb, Cs).
- L’arrangement des éléments, ou des groupes d’éléments dans l’ordre de leurs masses atomiques, correspond à leurs prétendues valences, aussi bien que, dans une certaine mesure, à leurs propriétés chimiques distinctives.
- Les éléments qui sont le plus largement représentés dans la nature ont de petites masses atomiques.
- L’importance de la masse atomique détermine le caractère de l’élément, de même que l’importance de la molécule détermine le caractère d’un corps composé.
- Nous devons nous attendre à la découverte de nombreux éléments jusqu’ici inconnus. Par exemple des éléments analogues à l’aluminium et au silicium dont la masse atomique serait comprise entre 65 et 75.
- La masse atomique d’un élément peut parfois être modifiée par une connaissance de la masse de ses éléments contigus. Ainsi, la masse atomique du tellure doit se trouver entre 123 et 126, et ne peut pas être 128.
- Certaines propriétés caractéristiques des éléments peuvent être prévues à partir de leur masse atomique.
En 1870, on doit au chimiste allemand Julius Lothar Meyer de présenter les mêmes conclusions que le russe mais d’y ajouter un tableau plus proche de celui qu’on connait[ii].
Les deux hommes se livreront toute leur vie une querelle concernant la paternité de ce tableau, Meyer fustigeant le fait que Mendeleïev n’avait pas réellement identifié la périodicité des propriétés, ce dont se défendit le russe.
Le Newton de la chimie
En constatant des lacunes dans les séries de propriétés, le russe peut prédire une dizaine d’éléments nouveaux avec son tableau. Le Gallium (Ga), le Germanium (Ge) et le Scandium (Sc) seront effectivement identifiés les années suivantes, offrant une éclatante victoire au tableau de Mendeleïev. Offrir à la communauté scientifique un modèle capable de réaliser des prédictions vérifiables et vérifiées expérimentalement est le graal de tout scientifique. La réussite de Mendeleïev est comparable à celle d’un Isaac Newton qui avec ses lois du mouvement ont permis de prédire le retour de la comète de Halley ou encore l’existence de Neptune. Le succès du jeune russe, il n’a que trente-cinq ans lors de la publication de son article, va lui conférer un statut qu’il ne reniera jamais, au contraire.
Mendeleïev a toujours eu une attitude sceptique voire agressive devant les progrès de la science qui pouvaient remettre en question son tableau, qu’il considérait comme un modèle absolu. La découverte des gaz nobles en 1894 fut accueillie froidement par le russe, il écrit au chimiste anglais William Ramsay[iii] :
« Je suis enchanté de la découverte de l’argon. Je pense que les molécules contiennent trois atomes d’azote liés ».
Son attitude est tout aussi fraiche lorsque la radioactivité est mise en évidence par les époux Curie[iv] :
« Dites moi ! Combien de grammes de sels de radium y a-t-il sur Terre ? Quelques grammes ? Et c’est avec ce ridicule pécule qu’ils veulent détruire mon idée de la nature de la matière ? »
La découverte de l’électron par l’anglais Joseph John Thomson ne l’emballa pas plus, persuadé que cet élément subatomique détruirait son édifice.
Il lui faudra quelques années pour accepter ces nouvelles découvertes et trouver une solution pour les placer dans son tableau, par exemple, les gaz nobles occuperont une nouvelle colonne. Le problème des éléments radioactifs ne sera résolu que bien plus tard par Soddy et l’introduction de la notion d’isotope. Quant à l’électron qui fit voler en éclat le modèle de l’atome insécable hérité de Démocrite et Leucippe, il fallait trouver une parade et proposer un élément encore plus fondamental.
Le newtonium[v]
Tout au long du XIXème siècle l’éther a pris une place grandissante dans la physique. Ce milieu subtil, déjà invoque au XVIIIème siècle, est réactualisé au début du XIXème par Fresnel pour interpréter les phénomènes de polarisation de la lumière; puis il devient si fondamental dans l’électromagnétisme que Maxwell développe en 1860 un modèle tourbillonnaire de l’éther tel que ses propriétés mécaniques s’expriment mathématiquement dans les équations de sa théorie. On ne dispose pourtant d’aucune théorie satisfaisante de l’éther et on lui prête les propriétés les plus diverses: il doit être fluide pour pénétrer toutes les substances, mais il ne doit jamais s’unir ou se combiner a elles; il faut donc qu’il soit inerte et de plus impondérable puisqu’il n’entraine aucune augmentation de poids. Bref un être aussi problématique que le phlogistique qui a dominé la chimie du XVIIIème siècle. Réussir à intégrer l’éther au tableau périodique devient une obsession pour Mendeleïev.
Dans les dernières années de sa vie, Mendeleïev aimait à se comparer au physicien anglais et se disait en être le direct descendant. Mais comme Isaac Newton, qui passait le plus clair de son temps à travailler sur les sciences occultes et mystiques, Mendeleïev avait sa part sombre et il a proposé nombre d’éléments nouveaux, qu’on qualifiera d’originaux. Parmi eux, parlons du newtonium, « particule élémentaire des gaz qui pénètre tous les corps, comme les pensées de Newton qui pénètrent toutes les sciences de la mécanique, de la physique et de la chimie ».
En 1904, Mendeleïev publie un court article[vi] où il exprime ses idées sur l’éther :
- c’est le gaz le plus léger possible avec un fort pouvoir pénétrant et une grande vitesse ;
- il ne se combine avec aucun élément.
Convaincu que cette hypothétique particule est plus légère que l’hydrogène, il déduit sa masse de la théorie cinétique des gaz, à partir de laquelle il calcule la masse minimale que doit avoir une particule pour s’extraire des étoiles les plus massives connues à l’époque (environ cinquante fois la masse du Soleil). De ses calculs, il identifie que la masse de l’éther est située entre 5,3.10-11 poids atomique et 0,17 (considérant que le poids atomique de l’hydrogène vaut 1). Il calcule même la vitesse de cette particule qu’il évalue à 2250 km.s-1. [vii]
Mendeleïev espère aussi expliquer la radioactivité avec son newtonium ! La radioactivité serait simplement l’effet d’une perturbation locale dans le flux d’éther au voisinage des atomes les plus lourds.
Jusqu’à sa mort en 1907, le russe restera convaincu de l’existence du newtonium bien que les expériences de Morley et Michelson (1881-1887) avaient déjà tranché sur la non existence de l’éther… Notons au passage qu’Albert Michelson reçut le prix Nobel de physique 1907 pour cette expérience.
Bonus : Mise en évidence de la périodicité
On peut s’inspirer de l’article source de Mendeleïev pour proposer une activité en classe de seconde sur la mise en évidence de la périodicité avec les éléments des trois premières lignes (les seules au programme).
Les idées directrices qui ont conduit à construire son tableau sont les suivantes [viii] :
Les éléments ont une propriété exactement mesurable, c’est leur poids atomique. Le poids de l’atome exprime la masse relative de l’atome ou, en d’autres termes, abstraction faite de la notion d’atome, cette grandeur montre le rapport qui existe entre les masses constituantes des unités chimiques indépendantes, c’est-à-dire des éléments.
Il est donc tout naturel de chercher une relation entre les propriétés analogues des éléments d’une part et leurs poids atomique d’autre part.
En disposant les éléments d’après la grandeur croissante de leur poids atomique, on obtient une répétition des propriétés. C’est ce qu’énonce la loi périodique: les propriétés des corps simples, comme les formes et les propriétés des combinaisons, sont une fonction périodique de la grandeur du poids atomique.
Parmi les propriétés dont parle Mendeleïev, il y a :
- les « propriétés des combinaisons », en d’autres termes, leurs propriétés chimiques, la façon dont les éléments réagissent à un réactif ;
- les « formes », ou en d’autres termes leur propriété macroscopique liée au volume, c’est-à-dire la masse volumique.
Laissons la querelle de côté et regardons les données que possédaient Mendeleïev et Meyer à leur époque pour identifier la périodicité des propriétés des éléments.
Les éléments présentés ici sont ceux qui appartiennent aux deux premières lignes du tableau actuel, auxquels on enlève les gaz nobles, non découverts à l’époque. On a ajouté les deux premiers éléments de la troisième ligne (potassium et calcium).
Les « propriétés des combinaisons »
La notion de valence est connue à l’époque de Mendeleïev, cela correspond aux proportions dans lesquelles les éléments se combinent. Ainsi on sait par exemple que l’oxygène se lie avec deux atomes d’hydrogène, ou bien que le chlore ne se combine qu’avec un seul hydrogène. En identifiant le nombre d’hydrogène lié à un élément, on obtient le tableau suivant :
Si on trace la valence en fonction du poids atomique, on obtient la courbe suivante :
On observe deux pics, pour les poids atomiques 12,0 et 28,4, soient respectivement le Carbone et le Silicium.
Les « propriétés des formes »
Utilisons les masses volumiques connues à l’époque :
Si on trace la masse volumique en fonction du poids atomique, on obtient la courbe suivante :
Difficile de se convaincre d’une quelconque périodicité sur ce graphique. Les sommets sont atteints pour les poids atomiques 11,0 et 27,1 correspondants respectivement aux éléments Bore et Aluminium.
Si on superpose les deux graphiques, on obtient une corrélation intéressante où une périodicité de 16 unités de poids atomique semble vérifiée :
[i] Mendelejeff, D. Ueber der Beziehungen der Eigenschaften zu den Atomgewichten der Elemente. Zeitschrift für Chemie 1869, 5, 405-06 WS19_Vorkurs_Chemie: « Über die Beziehungen der Eigenschaften zu den Atomgewichten », Mendelejeff – Veröffentlichung aus Zeitschrift der Chemie von 1869 (uni-wuerzburg.de)
[ii] Meyer, L. Die Natur der chemischen Elemente als Function ihrer Atomgewichte [1869]. Annal. Chem. Pharm. 1870, 7 (Suppl. Bd.), 354-64 ‘Meyer, Lothar: Die modernen Theorien der Chemie und ihre Bedeutung für die chemische Statik’, Image 372 of 398 | MDZ (digitale-sammlungen.de)
[iii] Gordin, M. D. A well-ordered Thing : Dmitrii Ivanovich Mendeleev and the Shadow of the Periodic Table ; Basic Books : New York, 2004, p. 210
[iv] Morozov, N. D. I. Mendeleev i znachenie ego periodicheskoi sistemy dlia khimii buduscchago ; I. D. Sytin : Mosca, Russia, 1908.
[v] Bensaude-Vincent, B. (1982). L’Éther, Élement Chimique: Un Essai Malheureux De Mendéléev? The British Journal for the History of Science, 15(2), 183-188. doi:10.1017/S0007087400019166
[vi] Mendeleev, D. An attempt towards a chemical conception of the Ether, Longmans Green & Co. : London, 1904, réédité par Jensen W. B. Mendeleev on the Periodic Law : Selected Writings, 1869-1905 ; Dover Publications : Mineola, New York, 2005.
[vii] Fontani M., Costa M., Orna M.V., The Lost Elements, The Periodic table’s shadow side, Oxford University Press, 2015, p.419-421
[viii] Mendelejeff, D. Principes de chimie, traduit du russe, Paris, Bernard Tignol éditeur, 1899, 2 vol, tome II, p. 460-461