
J’avais écrit un article sur la découverte du rayonnement infrarouge par William Herschel en 1800. De l’autre côté du spectre de la lumière visible se trouve le rayonnement ultraviolet. Le processus qui a mené à sa découverte est assez méconnu et mérite qu’on s’y attarde. Le nom de Johann Wilhelm Ritter[i] est associé à la découverte du rayonnement ultraviolet. Mais qui était-il ?
Ritter est né en Silésie en 1774. Cette province, aujourd’hui disparue et localisée dans le sud-ouest de l’actuelle Pologne était rattachée à la Prusse depuis 1763.
Il réalise ses études à l’université d’Iéna, située en Thuringe, dans le Centre Est de l’Allemagne actuelle. Elle est au XVIIIe siècle la plus grande des universités d’Europe et sous l’impulsion de Johann Wolfgang von Goethe, Iéna s’impose comme le foyer de l’idéalisme allemand. Le poète et écrivain Friedrich Schiller, les philosophes Johann Fichte, Friedrich Schelling ou Hegel seront professeurs dans cette prestigieuse université du temps de Ritter.
Coté sciences, l’Europe se fascine pour la controverse qui anime Luigi Galvani et Alessandro Volta : est-ce que l’électricité est d’origine animale, comme le défend Galvani, ou bien est-ce le contact entre deux métaux séparés par un milieu liquide qui génère l’électricité ? La physique naturaliste allemande penche pour les idées de Galvani, d’ailleurs Alexander von Humboldt, ami de Goethe publie un ouvrage dans ce sens Expériences sur le muscle et la fibre nerveuse excités, avec des conjectures sur le processus chimique de la vie dans le monde animal et végétal. Ritter lie et annote cet article de von Humboldt, il lit aussi Goethe et forge petit à petit son esprit ces idées naturalistes : la connaissance de la Nature est avant tout donnée par nos sens. Mais en 1800, c’est la thèse de Volta qui explique l’origine de l’électricité.
Ritter et ses premières expériences
C’est dans cet environnement stimulant pour l’intellect que Ritter se développe. Avant 1800, il réalise aussi ses propres expériences qui ne reçoivent pas la reconnaissance escomptée mais il ne se décourage pas. Il apprend la nouvelle de l’invention de la pile de Volta en 1800 et très vite, il entreprend ses propres expériences avec le courant galvanique. Ses recherches sont brouillonnes, audacieuses, mais ses résultats restent peu exposés.
Ritter expérimente l’influence du courant galvanique sur la vision. Il stimule son œil avec des surtensions de courant électrique et observe les effets sur la vision. En appliquant les pôles plus et moins de sa pile à différents endroits de l’œil, le courant déclenche une impression de luminosité fulgurante qui s’estompe lentement ; et lorsque les pôles électriques sont inversés, une impression opposée d’obscurité apparait, qui s’estompe aussi lentement. Dans ces investigations, Ritter s’intéresse, comme Goethe, à la polarité : d’une part, l’opposition entre le pôle électrique plus et moins, et d’autre part, l’opposition entre la lumière et l’obscurité. Selon les résultats des tests de Ritter, les deux polarités sont combinées. Ritter est adroit de ses mains, rompu aux théories symétriques chères à Goethe, c’est le physicien idéal pour être l’avocat de Goethe.
Les idées de Goethe sur la couleur[ii]
Goethe n’est pas seulement le grand poète mais il eut aussi une influence considérable dans le développement des sciences de son époque.
Goethe avait développé une théorie sur la polarité des phénomènes de couleur, en particulier les phénomènes prismatiques. Pour rappel, Isaac Newton avait un siècle plus tôt, envoyé un faisceau étroit de lumière à travers un prisme dans l’obscurité et, ce faisant, avait obtenu son célèbre spectre de couleurs du violet au rouge. Goethe avait développé une théorie sur la formation de ces couleurs et en particulier sur le vert qui est, selon lui, une combinaison du bleu et du jaune. Pour illustrer ses idées, voyons la planche suivante :
Regardons le prisme du bas : la lumière blanche arrive par la droite et atteint le prisme par une ouverture. Pour Goethe, les deux rayons extrêmes s’étalent, du bleu au violet pour le rayon inférieur et du jaune au rouge pour le rayon supérieur. Le vert naît de la superposition du jaune et du bleu.
Pour le prisme du haut, on fait arriver la lumière sur tout le prisme mais on masque une partie de la face avant. Cette ombre a pour effet, selon Goethe, de faire intervenir le phénomène complémentaire de ce qui est observé lorsque la face est éclairée. Pour Goethe, le rayon supérieur émergeant de l’ombre s’étale du bleu au violet et du rouge au jaune pour le rayon inférieur émergeant. Le vert est alors absent du spectre.
La preuve par l’expérience ?
Pour vérifier sa théorie, il faut expérimenter. Le 20 septembre 1800, Goethe demande à Ritter de réaliser des points de mesures (les points noirs sur la planche du dessus). A ce moment de l’histoire, Ritter est convaincu du bien-fondé des idées de Goethe sur la complémentarité des couleurs.
On ne trouve nulle part les réponses que Ritter a donné aux idées de Goethe mais on sait que la carrière scientifique de Ritter ne décollera jamais, la faute à des écrits qui manquaient de rigueur et probablement la production de faux dans ses résultats pour valider la thèse de son maître à penser : Goethe. Aussi si on refait les expériences en laboratoire[iii], voici ce que nous obtenons :
- La première expérience ne pose aucun souci, la lumière blanche issue d’une fente est décomposée par un prisme pour obtenir le spectre bien connu.
- Si on éclaire pleinement la face d’un prisme, on obtient une grande plage de lumière blanche et les couleurs extrêmes du spectre. Le vert est absent du spectre. La large zone blanche étant le fruit de la superposition des différentes radiations chromatiques :
- Cachons maintenant une partie du prisme. On retrouve deux spectres où semblent se superposer le rouge et le violet et où le vert semble absent, semblant confirmer les attentes de Goethe :


- Mais la curiosité sur l’apparition d’un deuxième spectre aurait mérité une poursuite des expériences de la part de Ritter. Si on élargit la bande masquée sur le prisme, on retrouve nos deux spectres bien distincts cette fois-ci.
Des expériences simples permettent d’invalider les idées de Goethe mais Ritter ne semble pas avoir produit les résultats que les expériences lui dictaient.
Un problème dans la théorie des couleurs
En 1800, l’astronome Wilhelm Herschel découvre un rayonnement infrarouge au-delà de l’extrémité rouge-orange du spectre newtonien, sans rien trouver à l’extrémité opposée bleu-violet. Sa découverte, il l’a faite avec des thermomètres judicieusement placés sur le spectre solaire. Je vous renvoie à l’article déjà publié.
Le philosophe de la nature Friedrich Schelling, adepte de Goethe, avait été curieux de cette découverte, il écrit à Goethe, le 17 avril 1801:
Alors que je travaillais sur une nouvelle présentation de mes propositions naturelles-philosophiques, j’ai été involontairement conduit aux nouvelles expériences herschéliennes sur le pouvoir de réchauffement des rayons du soleil.
Ai-je tort, ou peuvent-ils être pleinement compris à partir de votre vision des phénomènes prismatiques? Pour en être absolument certain, je souhaite, après tant d’explications, que je dois à votre gentillesse, que vous ayez encore les vôtres et exprimez certains points de votre théorie avant que j’ose les mettre en contexte.
Schelling ne dit pas explicitement à Goethe que la découverte de Herschel – du moins à première vue – pose un problème pour sa vision polaire des couleurs spectrales. Sa remarque se résume pourtant à cette question : comment Goethe peut-il expliquer avec sa thèse de symétrie sur les couleurs que le spectre se prolonge de manière invisible d’un côté, mais pas de l’autre? La rupture de symétrie dans les résultats de Herschel peut-elle être réparée d’une manière ou d’une autre?
Lorsque Goethe reçoit la lettre de Schelling, il est électrifié. Il écrit alors une lettre d’une page à Ritter dans laquelle il suggère un approfondissement des expériences symétriques sur la couleur. Ritter fait aussitôt sa valise, marche vers Weimar et est reçu par Goethe dès le lendemain.
Découverte des effets de la lumière au-delà du violet par Ritter
Au moment où Schelling se questionne, Ritter a déjà répondu. Quelques semaines plus tôt, le 22 février 1801, Ritter démontre les effets de ce que nous appelons maintenant la lumière UV. Ses résultats ne seront publiés qu’en 1806[iv]. Pour démontrer qu’un rayonnement existe au-delà du violet, il s’appuye sur une découverte du chimiste Carl Wilhelm Scheele pendant ce XVIIIe siècle : le nitrate d’argent noircit davantage quand il est exposé au violet que lorsqu’il est exposé aux autres couleurs. Ritter raconte alors :
J’ai d’abord fait l’expérience suivante le 22 février 1801:
J’ai recouvert une bande de papier blanc d’environ huit pouces de long avec du chlorure d’argent, et dans la pièce sombre, j’ai laissé le spectre propre du prisme, à cinquante à soixante pouces de lui, tomber en son centre. Le chlorure d’argent a commencé à virer au noir d’abord, et extrêmement rapidement, à une distance considérable de l’extrême violet vers l’extérieur; ce n’est qu’alors que c’est dans la couleur violette puis vers l’intérieur du spectre, avec une nuance plus faible du bleu vers le vert. Mais du jaune au rouge et au-delà, chlorure argent est resté blanc, aussi longtemps qu’il soit resté exposé à cette lumière. En enlevant la bande du plan de réfraction, j’ai trouvé le plus grand noircissement à une distance d’un bon demi-pouce du violet vers l’extérieur; puis il a diminué, progressivement à l’extérieur et il s’est arrêté complètement, tout comme il a augmenté à nouveau vers l’intérieur, avec un maximum dans le violet, puis cela s’estompait progressivement vers le bleu, jusqu’à ce qu’il se perde dans le vert, où le chlorure d’argent avait gardé son blanc.
Goethe est probablement la deuxième personne à avoir vu la tentative d’époque de Ritter pour mettre en évidence ce nouveau rayonnement. À Iéna, où il avait fait cette expérience, il aurait pu impressionner les chercheurs avec son « rayonnement chimique » comme on l’appellera à la fin du XIXe siècle, mais il a reporté sa publication pour des raisons inconnues. C’est sous l’impulsion de Goethe, et de sa théorie de symétrie dans les couleurs que Ritter va acquérir la postérité.
Cependant, la carrière scientifique de Ritter ne décollera jamais et il meurt seul, scientifiquement isolé à l’âge de trente-trois ans. Étonnamment, Goethe ne s’est pas vanté publiquement de la collaboration scientifique avec Ritter. Au contraire, il a gardé le silence. Il écrit dans la théorie des couleurs, publiée en 1808 :
Parmi les savants qui m’ont aidé de leur côté, je compte des anatomistes, des chimistes, des littérateurs, des philosophes, tels que Loder, Sömmerring, Göttling, Wolf, Forster, Schelling »; cependant, aucun physicien. Encore beaucoup de ses travaux n’ont pas été interprétés à ce jour.
Epilogue
J’ai essayé au laboratoire de mettre en évidence ce rayonnement en déposant du chlorure d’argent sur un papier et en l’exposant au spectre du soleil. En modifiant les épaisseurs de dépôt, la concentration en chlorure d’argent, les temps d’exposition, en prenant en compte la rotation de la Terre… Jamais je n’ai observé un noircissement plus important du côté du violet. A ce stade je m’interroge sur les résultats produits par Ritter, s’il n’a pas produit un résultat expérimental faux pour coller à la théorie symétrique de Goethe mais dont la conclusion est bienheureuse puisque ce rayonnement ultraviolet existe bel et bien.
Remerciements
Chloé Dartiguelongue et toute l’équipe du laboratoire du lycée Michel de Montaigne pour avoir réalisé les expériences.
[i] Johann Wilhelm Ritter — Wikipédia (wikipedia.org)
[ii] Manfred Leber, Sikander Singh, Goethe und… , Presse Universitaire de la Sarre
http://doczz.net/doc/5761149/dokument-1—universaar—universit%C3%A4t-des-saarlandes
[iii] Expériences menées au laboratoire du lycée Michel de Montaigne, Bordeaux, le 07 octobre 2021.
[iv] Ritter, Johann Wilhelm, Physisch-chemische Abhandlungen in chronologischer Folge / Bey C.H. Reclam / 1806 ‘Ritter, Johann Wilhelm: Physisch-chemische Abhandlungen in chronologischer Folge. 2’, Bild 116 von 394 | MDZ (digitale-sammlungen.de)