La modélisation épidémiologique (3/3) : 1911, Ross et le théorème du moustique

anophèle
Un Anopheles albimanus se nourrissant de sang sur un bras humain.

Dernier épisode de cette série sur la modélisation épidémiologique. Après la naissance du modèle SIR évoqué dans notre précédent article, nous allons maintenant parler du théorème de seuil et du fameux R0 dont il est souvent question dans l’actualité. Nous allons revenir sur la variole avec laquelle nous avons fait connaissance dans notre article consacré à Daniel Bernoulli et raconter la naissance de R0, avant de faire connaissance avec Ronald Ross et de nous faire mordre par des moustiques vecteurs de malaria. Si vous n’êtes pas au seuil de la mort après tout ça…

1880, Lotz et la variole

Avant de nous faire piquer par des moustiques, il faut remonter à 1880 pour trouver l’origine du concept de contagiosité R0.

variole
Illustration médicale montrant les symptômes cutanés de la variole sur les épaules et bras d’un patient

La vaccination contre la variole est pratiquée dès 1800 en France en inoculant à un enfant non immunisé la substance présente dans les boutons qui se sont formés sur le bras d’un autre enfant préalablement vacciné. À la fin du XIXème, la vaccination de masse est pratiquée en France et en Europe, et on observe alors une baisse spectaculaire du nombre annuel de décès liés à la variole. Cependant, l’unanimité des opinions au sein de la communauté scientifique serait un obstacle majeur aux avancées de la recherche, et malgré les preuves de son efficacité, le débat sur les bienfaits de la vaccination fait rage. Les opposants de la pratique critiquent notamment une étude que l’on doit au docteur Théophile Lotz. Ils affirment que les conclusions de cette analyse, favorables au procédé, sont techniquement fausses car elles omettent de prendre en compte des facteurs tels que (a) l’amélioration des conditions sanitaires, (b) un possible déclin naturel de la maladie et (c) l’effet de l’inoculation chez les personnes âgées. Lotz estime alors qu’il est essentiel de poursuivre la discussion de manière raisonnée et de fonder tous les arguments sur une analyse mathématique des données disponibles. Il développe l’idée selon laquelle le nombre de cas de variole au cours d’une épidémie pourrait être modélisé par une progression géométrique. Il suppose ainsi que chaque cas primaire génère en moyenne un nombre donné de cas secondaires.

« En supposant que chaque cas ne contamine que deux autres personnes susceptibles de développer la variole, le nombre de cas augmente de génération en génération, en commençant par un cas et en augmentant à 2, 4, 8, 16, 32, 64, etc. D’une manière générale, si l’on note le nombre initial de cas par a, le taux d’infection (le nombre moyen infecté par un cas) par q et le nombre de génération par n, le nombre de cas augmente selon les séries a, aq, aq², aq3,…, aqn.) »

Le «taux d’infection» q de Lotz est l’expression la plus ancienne du nombre de reproduction de base, qui sera plus tard noté R0.

1907, Alfred J. Lotka et Rou les prémices du théorème de seuil

Alfred James Lotka est né de parents américains en 1880 à Lemberg, ville de l’empire austro-hongrois, située à l’Ouest de l’actuelle Ukraine et aujourd’hui appelée L’viv. Lotka étudie d’abord en France et en Allemagne et obtient en 1901 une licence en physique chimie de l’Université de Birmingham en Angleterre. Il passe ensuite un an à Leipzig où la chimie thermodynamique est en plein essor sous l’impulsion de Wilhelm Ostwald, futur prix Nobel de chimie en 1909. Lotka s’installe à New York en 1902 et commence à travailler pour la General Chemical Company.

Entre 1907 et 1911, Lotka entreprend l’étude de la dynamique des populations structurées par âge sans connaître les travaux d’Euler deux siècles plus tôt sur le même sujet. Il établit une équation où il définit le nombre attendu de fils qu’un homme peut avoir tout au long de sa vie. Cette étude est concentrée sur les hommes car le suivi avec nom de famille est plus aisé. Son équation est une fonction mathématique[i] qui fait apparaitre qu’un extrema existe, en d’autres termes, lorsque cette valeur est atteinte, deux possibilités s’offrent : soit la population augmente de façon exponentielle, soit elle décline de façon exponentielle. C’est le concept de nombre de reproduction de base qui fait son apparition, même si la notation actuelle R0 ne sera introduite qu’en 1925 par Lotka lui-même.

1911, Ross et la malaria

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Ronald Ross, prix Nobel de médecine 1902

Ronald Ross naît en 1857 dans le nord de l’Inde, où son père est officier dans l’armée britannique. Il étudie la médecine à Londres et après avoir travaillé pendant un an sur un navire en tant que chirurgien, il entre au Indian Medical Service en 1881. Son travail médical en Inde lui laisse beaucoup de temps libre, pendant lequel il écrit des ouvrages littéraires et se forme aux mathématiques. En congé en Angleterre en 1888, il obtient un diplôme de santé publique et étudie la bactériologie, une nouvelle science créée quelques années plus tôt par le français Louis Pasteur et l’allemand Robert Koch. De retour en Inde, Ross commence à étudier le paludisme. Lors de son deuxième congé en 1894, il rencontre à Londres Patrick Manson, un spécialiste de la médecine tropicale qui lui montre au microscope ce que le médecin militaire français Alphonse Laveran a remarqué en 1880 : le sang des patients atteints de paludisme contient des parasites. Manson suggère que les parasites peuvent provenir de moustiques. Selon lui les humains  sont infectés par le parasite lorsqu’ils boivent de l’eau contaminée par les moustiques. De 1895 à 1898, Ross poursuit ses recherches en Inde et teste l’idée de Manson. En 1897, il découvre dans l’estomac d’une certaine espèce de moustique qu’il n’a pas étudiée auparavant (anophèles) des parasites similaires à ceux observés par Laveran. Ses recherches auraient pu être stoppées ici lorsque ses supérieurs l’envoient à Calcutta pendant une saison où les cas de malaria sont rares mais Ross décide alors d’étudier le paludisme chez les oiseaux en cage. Il trouve le parasite dans les glandes salivaires des moustiques anophèles et réussit à infecter des oiseaux en bonne santé en laissant les moustiques les mordre: cela prouve que le paludisme est transmis par les piqûres de moustiques et non par l’ingestion d’eau contaminée. En 1899, Ross quitte l’Indian Medical Service pour enseigner à la Liverpool School of Tropical Medicine, qui a été créée un an auparavant. Il est élu à la Royal Society en 1901 et reçoit en 1902 le prix Nobel de physiologie ou médecine pour ses travaux sur le paludisme. Il se rend en Afrique, à Maurice et dans la région méditerranéenne pour populariser la lutte contre les moustiques. La méthode est couronnée de succès en Égypte le long du canal de Suez, au Panama le long du canal en construction, à Cuba et en Malaisie. Ross publie un rapport sur la prévention du paludisme à Maurice en 1908 et sur la prévention du paludisme en 1910.

Dans la deuxième édition de son livre sur la prévention du paludisme publié en 1911, il essaye de construire des modèles mathématiques de la transmission du paludisme avec les données récoltées de par le monde. Il reprend alors le modèle SIR et fait appel au théorème du seuil (que l’on notera R0).

Ross et le théorème du moustique

Le « théorème du moustique », précurseur du « théorème du seuil » qui sera posé par Kermack et Mc Kendrick en 1925 (les mêmes qui, dans notre précédent article, ont étudié la peste à Bombay), est l’œuvre de Sir Ronald Ross. Ses études sur la malaria l’amènent à affirmer qu’il existe une « densité limite » de moustiques en-dessous de laquelle le paludisme ne peut se propager. Ce théorème a pour conséquence importante de donner un moyen simple de lutter contre cette maladie : réduire la population de moustiques. À l’époque, les détracteurs de cette idée affirment – avec raison – qu’il est impossible de débarrasser une région de tous ses moustiques et en concluent – à tort – que puisqu’il y aura toujours des moustiques, la transmission du paludisme ne saurait être arrêtée, et que par conséquent, tenter de réduire le nombre de moustiques serait est une perte de temps et d’argent.

Nous allons regarder l’idée de Ross d’un peu plus près. Les mathématiques qui suivent ne dépassent pas le niveau lycée mais vous pouvez vous rendre directement à la prochaine section si vous craignez d’être exposé à la piqûre des maths !


Un de ces modèles consiste en un système de deux équations différentielles issues du modèle SIR (voir notre article précédent) que nous allons établir  mais dont on ne cherchera pas la résolution. Pour rappel :SIRIl nous faut introduire quelques notations :

  • N : population humaine totale dans une zone donnée;
  • I (t) : nombre d’humains infectés par le paludisme au temps t;
  • n : population totale de moustiques (supposée constante);
  • i (t) : nombre de moustiques infectés par le paludisme;
  • b : fréquence de piqûre de moustiques;
  • p (respectivement p’) : probabilité de transmission du paludisme de l’homme au moustique (respectivement du moustique à l’homme) pendant une piqûre;
  • a : taux d’humains guérissant du paludisme;
  • m : mortalité des moustiques.

Identifions les flux de population entrant et sortant du le groupe I. Pendant un petit intervalle de temps dt, chaque moustique infecté pique bdt humains, parmi lesquels une fraction égale à (N – I)/ N n’est pas encore infectée. Compte tenu de la probabilité de transmission p, il y a bp’i(N – I)/N dt  nouveaux humains infectés. Pendant le même intervalle de temps, le nombre d’humains qui se rétablissent est aIdt. Par conséquent nous avons deux termes traduisant les entrées et sorties du groupe I[ii] :1De même, chaque moustique non infecté pique bdt humains, parmi lesquels une fraction égale à I / N est déjà infectée. Compte tenu de la probabilité de transmission p, il existe bp(n − i)I/Ndt nouveaux moustiques infectés. En supposant que l’infection n’influence pas la mortalité, le nombre de moustiques qui meurent est midt. Donc :2Étant donné que le paludisme existe de façon permanente dans la plupart des pays infectés, Ross ne considère que les solutions stables de son système de deux équations : c’est-à-dire celles où on serait à un creux ou un pic épidémique. Ceci se traduit par des dérivées qui s’annulent (dI/dt = 0 et di/dt = 0). Le nombre d’humains infectés I(t) et le nombre de moustiques infectés i(t) restant alors constants dans le temps. Il y a une solution évidente avec I = 0 et i = 0 qui correspond à l’absence de paludisme. Ross recherche une autre solution stable telle que I > 0 et i > 0. Si on divise chaque équation par le produit I×i , le système devient linéaire avec deux inconnues 1/I et 1/i :3La résolution donne :4A ce stade, on remarque que pour avoir I>0 et i>0, il faut que le nombre de moustiques soit au-dessus d’un seuil critique :

5

Dans ce cas, l’état d’équilibre correspond à la situation où la maladie est endémique, c’est-à-dire où elle est présente en permanence. Ross conclut que si le nombre de moustiques n est réduit en dessous du seuil critique n, alors le seul état d’équilibre restant est I = 0 et i = 0, donc le paludisme devrait disparaître. En particulier, il n’est pas nécessaire d’exterminer tous les moustiques pour éradiquer le paludisme. C’est précisément ce que Ross veut souligner avec son modèle.

Imaginons maintenant que l’on introduise un humain atteint de paludisme dans une population saine d’humains et de moustiques non infectés. Cet humain reste infecté en moyenne pendant une période de temps égale à 1/a. Il ou elle reçoit bn/N morsures par unité de temps, donc en moyenne bp’n/(aN) morsures au total lorsqu’il est infecté. En retour, cet individu infecte bpn/(aN) moustiques en moyenne. Chacun de ces moustiques infectés vit en moyenne pendant une période de temps égale à 1/m, pique b/m humains et infecte bp/m humains, tout cela en moyenne encore et toujours. Au total, suite à la contamination de moustiques par le premier humain infecté, puis à la contamination d’autres humains par ces mêmes moustiques, le nombre moyen de nouveaux humains infectés est le produit des deux résultats précédents :6Ce R0 est le nombre de cas humains secondaires contaminés par à un cas humain primaire. Ainsi, le processus d’infection qui se produit de façon continue dans le temps peut également être envisagé à travers les générations successives. Le paludisme ne peut «envahir» la population que si R0> 1. Vous remarquez que l’expression de R0 est l’inverse de l’expression obtenue pour le seul critique n*. Cette condition R0> 1 est précisément équivalente à n> n.

Ross, fin de vie et longue vie à son modèle

Ross plaidera en faveur de la modélisation mathématique en épidémiologie:

« En fait, toute l’épidémiologie, soucieuse de la variation de la maladie au cours du temps ou d’un endroit à l’autre, doit être considérée mathématiquement, cependant de nombreuses variables sont impliquées. Dire qu’une maladie dépend de certains facteurs ne signifie pas grand-chose, jusqu’à ce que nous puissions également former une estimation de la façon dont chaque facteur influence en grande partie le résultat global. »

Ross est anobli en 1911. Il déménage à Londres et devient consultant pour l’armée britannique pendant la Première Guerre mondiale. En 1923, il publie son autobiographie, Memoirs with a Full Account of the Great Malaria Problem and its Solution. En 1926 est inauguré le Ross Institute of Tropical Diseases (qui fait maintenant partie de la London School of Hygiene and Tropical Medicine), dont il devient le directeur. Ross décède à Londres en 1932.

Tous les éléments de la théorie de Ross jouent un rôle très important dans le développement des stratégies de prévention des maladies vectorielles. La théorie mathématique a été consolidée par Macdonald en 1950 et des versions augmentées sont utilisées pour les modélisations de propagation de différentes maladies dont la propagation du Covid-19. Les équations différentielles des variantes du modèle initial SIR, comme le modèle SEIR (le E venant de l’anglais « exposed », et représentant la population de personnes exposées mais non infectieuses, voir courbe), sont résolues numériquement et vous trouverez sur la toile pas mal de simulateurs qui vous permettront de jouer avec le paramètre R0. Je vous renvoie vers la webographie pour poursuivre l’exploration. Aujourd’hui, R0 appelé aussi contagiosité permet de dessiner les jolies courbes que vous voyez un peu partout dans les médias.

courbe

Source : CNRS, modèle SEIR où les taux de natalité et mortalité sont aussi utilisés. Les taux utilisés sont les suivants : 0,009 (natalité) ; 0,01 (mortalité) ; 0.75 (incubation) ; 0.05 (guérison) et 0.8 (transmission).


Dans la même série

  1. La modélisation épidémiologique (1/3) : 1760, Bernoulli et la variole
  2. La modélisation épidémiologique (2/3) : 1906, la peste de Bombay
  3. La modélisation épidémiologique (3/3) : 1911, Ross et le théorème de seuil

Remerciements

  • Vagneron Frédéric, historien, post-doctorant au Centre Alexandre-Koyré (EHESS, Ecole des hautes études en sciences sociales), pour m’avoir suggéré l’idée de cette série.
  • Saillant Matthieu pour la relecture.

Bibliographie


Webographie


[i] Son expression n’est pas utile ici mais vous la trouverez dans la référence ci-dessous, page 56 : Bacaër Nicolas. A short History of Mathematical Population Dynamics, Springer, 2011.

[ii] La forme de cette équation est totalement équivalente à celle rencontrée dans la partie 2 sur la peste de Bombay. D’ailleurs une étude sur cette épidémie en remplaçant les moustiques par les rats a été faite par Nicolas Bacaër : Nicolas Bacaër. Le modèle de Kermack et McKendrick pour la peste à Bombay et la reproductivité nette d’un type avec saisonnalité. Journal of Mathematical Biology, Springer Verlag (Germany), 2012, 64 (3), pp.403-422. ff10.1007/s00285-011-0417-5ff. ffhal-01340008v2f

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