La modélisation épidémiologique (1/3) : 1760, Bernoulli et la variole.

bernoulli
Daniel Bernoulli

Les chiffres de la progression de la pandémie actuelle sont scrutés par tous, tous les jours. Ils sont des indicateurs de la propagation du virus à la mode et on entend parler de « plateau » et autre « courbe en cloche » dans les médias. Plus que les cloches qui sont de saison, ces chiffres servent évidemment aux épidémiologistes qui, appuyés par des modèles mathématiques, peuvent ainsi conseiller les politiques. Retour sur l’histoire de ces modélisations, première partie : 1760 Daniel Bernoulli et la variole.

L’histoire nous emmène en Suisse, à Bâle, où l’encyclopédique Daniel Bernoulli, après un séjour de quelques années à St Pétersbourg, enseigne l’anatomie, la physique et la botanique. Il est membre de plusieurs académies royales des sciences comme celles de Paris, Londres, St Pétersbourg, Bologne, de Prusse et de quelques autres encore. En physique, on le connaît surtout pour son traité sur la dynamique des fluides Hydrodynamica qu’il publie en 1738. Mais aujourd’hui c’est dans le domaine des mathématiques et de la médecine que nous allons le découvrir.

Le premier modèle épidémiologique mathématique

1760, variole

Le 16 avril 1760, l’Académie Royale des Sciences de Paris présente en lecture publique un travail de Daniel Bernoulli : son Essai d’une nouvelle analyse de la mortalité causée par la petite vérole, & des avantages de l’inoculation pour la prévenir. L’étude de Bernoulli a pour but de savoir si l’inoculation de la maladie (on introduit volontairement la maladie chez un sujet) présente plus d’avantages que de risques pour la population sujette à cette épidémie. Pour rappel, la petite vérole est une maladie infectieuse d’origine virale, très contagieuse et épidémique, tout comme la grande vérole connue sous le nom de syphilis. La variole (nom plus actuel de la petite vérole) était un fléau redoutable et redouté. Quand elle ne tuait pas, elle laissait souvent un visage grêlé, défiguré à vie. Elle est toujours restée hors de portée d’un traitement efficace. Dès le XIe siècle, les Chinois pratiquent la variolisation : il s’agit d’inoculer une forme que l’on espérait peu virulente de la maladie, par scarification avec le contenu de la substance suppurant des vésicules d’un malade. Le résultat était cependant risqué, le taux de mortalité pouvait atteindre 1 à 2 %. La technique fut alors importée en Occident au début du XVIIIe siècle par Lady Mary Wortley Montagu, femme de l’ambassadeur de Grande-Bretagne en Turquie.

La pratique de l’inoculation se répand au cours du XVIIIe siècle mais sa pratique reste controversée. Bernoulli va apporter un argument mathématique et scientifique en faveur de l’inoculation et prouver qu’elle permet d’augmenter l’espérance de vie de près de 3 ans !

Tout d’abord, Daniel Bernoulli regarde le taux de mortalité causé par la petite vérole dans différentes régions sur deux ou trois ans : Paris, Londres, Vienne, Berlin et Breslau. Les chiffres diffèrent un peu mais quelles données choisir ? Bernoulli va utiliser les données de la ville de Breslau où les flux d’émigrés et d’immigrés sont proches de zéro, permettant une étude statistique plus fiable puisque sujette à un minimum de perturbations.

Pour réaliser une modélisation, il faut identifier les paramètres pertinents de l’étude. Bernoulli choisit les suivants :

  • n, tel qu’un individu a une chance sur n d’être atteint de la variole. Cette probabilité d’attraper la maladie est la même pour tous les individus jusqu’à l’âge de 20 ans. Au-delà de cet âge, certains ont déjà contracté la maladie étant plus jeune et la comptabilité ne peut plus être assez exacte.
  • m, tel qu’un individu a une chance sur m de mourir s’il est atteint de la variole. Cette probabilité de mourir est la même pour tous les individus jusqu’à l’âge de 20 ans. Au-delà de cet âge, les risques augmentent.
  • N, tel qu’un individu a une chance sur N de mourir suite à l’inoculation de la variole.

Pour ces paramètres, Bernoulli choisit les valeurs suivantes :

  • n = 8, il y a 1 chance sur 8 de tomber malade ;
  • m = 8, il y a 1 chance sur 8 qu’un infecté meurt de la variole ;
  • N = 200, il y a 1 chance sur 200 de mourir suite à une inoculation.

La table de Halley

En  1693, le savant britannique Edmond Halley a réalisé une table de population que Bernoulli va aussi utiliser. Les données compilées par Halley ont été fournies par le pasteur et théologien Caspar Neumann, né à Breslau.

La table donne le nombre de personnes vivantes en fonction de l’âge à partir d’une population initiale de 1300 nouveaux-nés dont 1000 atteindront l’âge d’1 an. Nous allons suivre l’évolution de cette population de 1000 individus sur 84 ans. Toutes les causes de décès sont incluses dans la courbe suivante.

g1Exemple de lecture : 598 personnes sur 1300 naissances atteignent l’âge de 20 ans à Breslau (courbe bleue).

Traitement analytique

Bernoulli a l’idée de filtrer mathématiquement la table de Halley pour en extraire l’information cachée concernant la variole. Il s’agit d’établir ce que serait cette table d’abord sans la variole à partir de probabilités (calculées avec les paramètres n et m) et une autre table en tenant compte des risques de l’inoculation (calculée avec le paramètre N), toujours à partir de probabilités. Nous allons essayer de suivre le traitement analytique de Bernoulli.

A partir de ces probabilités, Bernoulli est en mesure d’extraire le nombre de personnes qui restent sensibles (c’est-à-dire qui n’ont encore jamais eu la variole) après x années[i]. Dans un premier temps, Daniel Bernoulli calcule la population sensible à la maladie après x années. Notons s(x) cette population.

i1Le terme ζ(x) (prononcez ksi de x) représente la population à un âge donné. Le graphique précédent était donc ζ en fonction de x. Traçons alors s en fonction de x.

g2Exemple de lecture : A 10 ans, 200 personnes n’ont encore jamais eu la variole et restent sensibles. Environ 450 l’ont ou l’ont déjà eu.

On voit avec cette deuxième courbe en rouge qu’après 20 ans, le risque d’attraper la variole est devenu très faible. Bernoulli peut aussi déterminer quelle serait la population si la variole n’existait pas du tout. Notons z(x) cette population. L’équation modélisant ce paramètre est :

i2[ii]

g3Exemple de lecture : Avec la variole, 598 personnes atteignent l’âge de 20 ans (courbe bleue). Sans variole, 676 personnes atteindraient l’âge de 20 ans (courbe grise).

Sans surprise, la courbe grise montre bien que la population serait plus nombreuse s’il n’y avait pas de variole et sa forme est cohérente avec celle de la courbe initiale (en bleu). Bernoulli utilise alors sa probabilité de survie après inoculation (N) pour déterminer quelle serait la population avec inoculation :

i3Il obtient la courbe ici en jaune qui se superpose très bien avec une population où il n’y a pas de variole.

g4Exemple de lecture : Avec inoculation, 672 personnes atteignent l’âge de 20 ans (courbe jaune). Sans variole, 676 personnes atteindraient l’âge de 20 ans (courbe grise).

Son modèle permet de conforter la pratique de l’inoculation puisque sur l’exemple, 74 personnes de plus sont vivantes (672-598). Non seulement l’inoculation permet de diminuer la mortalité mais en bonus, Bernoulli calcule que l’inoculation augmente l’espérance de vie de près de 3 ans (démarche non proposée ici).

Données actuelles

Daniel Bernoulli estime qu’il y a 1 chance sur 8 qu’un infecté meurt de la variole. La létalité correspondante (la probabilité de mourir quand on a contracté la maladie) est donc de 12,5%. Cependant, en regardant des données plus actuelles publiées par le site Statista et reprises dans une infographie du journal Le Monde, la létalité de la variole se situe à 30%.

Cela a pour conséquence de modifier le paramètre m de l’étude de Daniel Bernoulli le faisant passer de 8 à 3,33. Bernoulli ayant sous-estimé la létalité, on s’attend à ce que la population sans variole soit plus importante que calculée avec le modèle initial de Bernoulli. Si on reprend son traitement statistique [iii], on obtient les courbes suivantes :

g5Exemple de lecture : 598 personnes sur 1300 naissances atteignent l’âge de 20 ans à Breslau (courbe bleue). Sans la variole, Bernoulli estime que 676 personnes atteindraient l’âge de 20 ans (courbe grise). Avec une létalité actualisée à 30% au lieu de 12,5%, 825 personnes atteindraient l’âge de 20 ans (courbe rouge).

Je ne superpose pas les courbes ayant trait à l’inoculation, son efficacité ayant déjà été prouvée. S’il avait connu le taux de mortalité réel de la maladie, Bernoulli aurait démontré que sans la variole, 821 personnes atteindraient l’âge de 20 ans. Dans son modèle, sur la base du taux de mortalité plus faible qu’il attribuait à la maladie, seulement 672 personnes atteignait cet âge grâce à l’inoculation, soit 74 de plus que le nombre observé de 598 personnes dans une population affectée par la maladie. Si l’on postule ici une efficacité à 100% de l’inoculation (ce qui n’est pas exactement le cas mais n’en est pas loin pour autant), Bernoulli aurait ainsi pu démontrer que l’inoculation permettait de sauver non pas 74 personnes mais pas loin de 123 personnes (821-598 = 123), confortant d’autant plus sa démonstration de l’efficacité de l’inoculation.

On pourrait étendre l’étude pour déterminer l’espérance de vie réellement gagnée à l’époque. Mais cela sort de notre petite histoire. Dans le prochain épisode, nous nous frotterons à la peste qui sévit à Bombay en 1905-1906 et l’émergence de nouveaux modèles épidémiologiques.


Dans la même série

  1. La modélisation épidémiologique (1/3) : 1760, Bernoulli et la variole
  2. La modélisation épidémiologique (2/3) : 1906, la peste de Bombay
  3. La modélisation épidémiologique (3/3) : 1911, Ross et le théorème du moustique

Remerciements

  • Vagneron Frédéric, historien, post-doctorant au Centre Alexandre-Koyré (EHESS, Ecole des hautes études en sciences sociales), pour m’avoir suggéré l’idée de cette série.
  • Saillant Matthieu, pour sa relecture.

Bibliographie


Webographie


[i] Dans cet article, les formules présentées sont sur le site du CNRS dans un article consacré à Bernoulli (voir webographie). Une démonstration rigoureuse y est présentée dans le papier de Klaus Dietz « Daniel Bernoulli’s epidemiological model revisited ».

[ii] Au passage, on se rend compte que z(x) = ζ(x) × ex/n. Ce qui veut dire qu’en connaissant la population qui n’a pas été infectée (ζ(x)) et une simple probabilité (1/n, celle de tomber malade) on peut remonter à la population qui existerait sans variole. Cela laisse un peu perplexe mais pourquoi pas, les démonstrations dans les liens existent…

[iii] Je mets en lien le fichier Excel que j’ai utilisé pour faire ces courbes. Vous pouvez vous amuser à changer les paramètres de Bernoulli. Les données sont accessibles dans les sources bibliographiques.

2 Replies to “La modélisation épidémiologique (1/3) : 1760, Bernoulli et la variole.”

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