La modélisation épidémiologique (2/3) : 1906, la peste de Bombay

carte indeDeuxième volet autour de la modélisation épidémiologique. Bien que nous soyons confinés, nous allons nous éloigner de l’Europe et faire un petit saut dans le temps. Direction Bombay, désormais connu sous le nom de Mumbai à la fin du XIXe siècle.

La peste de Bombay

Port BombayBombay, dont le nom dérive du portugais « Bom Bahia », la bonne baie, se trouve en Inde et elle est sous contrôle des Anglais depuis 1661. La Compagnie des Indes orientales y jouit d’un excellent port à la confluence de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique. Depuis l’ouverture du canal de Suez en 1869, Bombay est l’un des ports les plus importants d’Asie. Le marché est florissant et nombre de navires accostent en cette fin de XIXe siècle mais un fléau va s’abattre sur la ville.

La peste, que l’on doit à Yersinia pestis, bactérie, découverte, comme son petit nom l’indique par le médecin et bactériologiste franco-suisse Yersin, en 1894, est une zoonose des rongeurs, transmise à l’homme principalement par des puces. Infectée à partir d’un rongeur sauvage ou d’un malade, la puce, 4 jours plus tard, est susceptible de transmettre les bacilles par régurgitation lors de la piqûre d’un nouvel hôte. La peste bubonique qui va sévir à Bombay est la forme la plus fréquente de la maladie. Après une incubation de 2 à 6 jours, le début est brutal, marqué par un malaise, une faiblesse musculaire, des frissons, une fièvre à 39 – 40 °C, des nausées, des vomissements et des douleurs diffuses. Sans traitement médical moderne, la létalité est d’environ 60% chez l’homme.

le petit journalNatasha Sarkar, philosophe et historienne des sciences, retrace pour nous l’arrivée de la peste en Inde, celle-là même qui inspirera un peu plus tard la Mort à Venise de Thomas Mann. C’est probablement à bord d’un navire en provenance de Hong-Kong que le fléau arrive en Inde. Le premier cas de peste bubonique avéré ne se trouve pas directement à Bombay mais à Mandvi, une localité de la banlieue de Bombay. Très vite, on recense la maladie dans des localités de la banlieue de Bombay mais l’administration tend à minimiser l’affaire, ne voulant pas nuire à l’économie croissante de la région. Problème, cette peste s’étend et va rapidement devenir endémique. Les premières mesures pour endiguer la peste, comme l’assainissement des rues et le nettoyage des égouts, ne suffisent pas. Le brigadier général W.F. Gatacre, président du comité de lutte contre la peste de Bombay, met en place des hôpitaux spécialement dédiés au traitement de la peste. En janvier 1898, on compte 40 de ces hôpitaux spéciaux. Toute personne présentant des symptômes de la maladie est internée de force, les passagers des trains arrivant ou quittant Bombay sont systématiquement diagnostiqués, de même que les passagers des navires entrant ou quittant le port. Les bateaux quittant Bombay sont mis en quarantaine lorsqu’ils arrivent à destination.

Les riches sont les premiers à quitter la ville, laissant les usines de coton à l’arrêt. La classe ouvrière déserte alors la ville et retourne dans les campagnes ; les moulins sont à l’arrêt et bientôt c’est la classe moyenne qui doit se résoudre à quitter la ville. En plus des problèmes sociaux, le peuple fustige la ségrégation entre religions qui a lieu dans certains hôpitaux. En mars 1897, la communauté musulmane se soulève contre les politiques menées.

Malgré les mesures prises, cette crise sanitaire perdure. Pire, la peste se répand dans tout le pays et cause plus de 10 millions de morts entre 1898 et 1918.

Période

Morts de la peste Moyenne annuelle

Pourcentage de morts par la peste sur la période 1898-1948

1898-1908

6 032 693

548 427

47,88

1909-1918

4 221 528

422 153

33,51

1919-1928

1 702 718

170 272

13,52

1929-1938

422 880

42 288

3,36

1939-1948

217 970

21 797

1,73

Total

12 597 789

247 015

100,00

Table 1 : Mortalité liée à la peste en Inde sur la période 1898-1948. Source : Pollitzer R (1954) Plague. WHO Monograph Series No. 22, Genève, p. 26

Mise en place d’études sur l’épidémie

En ville, les établissements hospitaliers sont divisés en quatre sections distinctes afin de cloisonner les patients : les Detention camps pour les malades, les Health camps pour ceux ayant guéri de la maladie, les Contact camps pour ceux ayant été en contact avec des malades mais ne présentant pas encore de symptômes, et le Private camp pour le personnel hospitalier. Les journaux critiquent sévèrement cette politique, surtout que les européens sont exemptés des mesures de contrôle et de quarantaine. Alors que les politiques assurent que les hôpitaux sont les meilleurs endroits pour être soignés, la population doute des mesures imposées par les autorités coloniales britanniques et quelques émeutes éclatent.

En janvier 1905, le secrétaire d’Etat aux Indes, la Royal Society et l’Institut Lister créent un comité consultatif à Bombay. La commission fait de nombreuses expériences de laboratoire et multiplie les études de terrain pour étudier tous les aspects de la maladie. Pas moins de quatre-vingt-quatre Rapports d’étude sur la peste en Inde, avec des centaines de tableaux, de diagrammes et de cartes, sont publiés entre septembre 1906 et avril 1917 dans le Journal of Hygiene. Parmi les membres de la commission, on trouve deux scientifiques, M. Kesava Pai, avec lequel McKendrick va écrire un article sur la modélisation épidémiologique en 1911, et le directeur de l’Institut Pasteur en Inde, où McKendrick va travailler entre 1905 et 1920. Mais avant de faire connaissance avec Mc Kendrick et de son modèle épidémiologique révolutionnaire, il nous faut appréhender un autre modèle plus simple, le modèle déterministe de Hamer, ou modèle SI.

 

Modèle SI : modèle de Hamer

On doit ce premier modèle en 1906, à Sir William Heaton Hamer, médecin épidémiologue. On considère une population exposée à une maladie contagieuse. On répartit cette population en deux groupes :

  • (I) les individus infectés et donc contagieux ;
  • (S) les individus susceptibles d’être infectés.

L’infection se propage par contact direct entre individus susceptibles du groupe S et individus infectés (ou contagieux) du groupe I. L’hypothèse de base de ce modèle est que l’évolution du groupe I est proportionnelle à un facteur noté β, aussi appelé taux d’infection. Un individu, lorsqu’il est infecté, devient infectieux et le reste jusqu’à la fin de sa vie. Cette hypothèse est raisonnable pour beaucoup de maladies dans les premières étapes de l’infection. On suppose que la population est fermée. On a ainsi un nombre constant N qui correspond à la taille de la population tel que :

S + I = N

La variation des populations S et I dépend du temps et est décrite par un système d’équations différentielles. Soient :

  • dS/dt, la variation de la population de S au cours du temps.
  • dI/dt, la variation de la population I au cours du temps.

Au cours de l’épidémie, et donc du temps (t), la population (S) diminue, sa variation est donc négative :1Dans le même temps, le nombre d’infectés (I) augmente. La variation de cette population est positive :2Ces deux variations dépendent d’une même fonction dont les paramètres sont I et S et comme le système est fermé, on a nécessairement :3

Où f(S,I) est la fonction recherchée. Le modèle le plus simple est celui où cette fonction est proportionnelle à S et I, (et donc de la forme y = ax) soit :4On a alors le schéma simple :5Et le système d’équations différentielles (A) à résoudre est :6Comme N = S + I, on peut réécrire I = N – S :7Regardons la deuxième équation dont la résolution fut donnée par Jakob Bernoulli, l’oncle de Daniel Bernoulli (voir l’article précédent). Des petites notions de classe de terminale scientifique sont nécessaires pour l’appréhender. Si vous connaissez la fonction dérivée, alors la suite de ce paragraphe est accessible, sinon on se retrouve pour l’application du modèle SI aux données expérimentales.


 On commence par développer la parenthèse :8On divise l’équation par I², ce qui donne l’équation (1) :9et on pose :10Calculons la dérivée de g :11On reconnait l’opposé du terme de gauche de l’équation (1). On peut alors réécrire l’équation (1) avec g :12que l’on peut réécrire sous la forme :13Cette équation différentielle du premier ordre admet une solution de la forme :14 où A est une constante. Vérification :15CQFD.

Déterminons la constante A en utilisant les conditions initiales. A l’instant t=0, le nombre d’infectés I vaut 1. Donc :16D’où :17Finalement la solution de l’équation (1) s’écrit :18Retrouvons I maintenant :19On voit que pour t = 0, on retombe bien sur I = 1, mais si t tend vers l’infini, alors le nombre d’infectés I tend vers N.


Application du modèle SI à la peste de Bombay

Confrontons ce modèle SI aux mesures faites sur le terrain à Bombay. Sur une période d’un peu plus de 200 jours, entre les mois de décembre 1905 et juillet 1906, un décompte précis des cas a été effectué sur une population comptant initialement 17000 individus, soit N(0) = 17000. Ces données sont compilées dans la table suivante :

table2Table 2 : Relevé du nombre d’infectés en fonction du temps. Source : Advisory Committee appointed by the Secretary of State for India (1907b), Reports on plague investigations in India, XXII, Epidemiological observations in Bombay City. J Hyg 7 :724–798, p. 753.

Note : Le nombre de cas est représenté par I dans les équations.

courbe1
Courbe 1 : Nombre d’infectés pendant l’année 1906 à Bombay

Superposons la courbe modèle avec un facteur β pas trop élevé (1 pour 100 000). Un membre du groupe I contaminera 1 membre du groupe S sur 100 000 chaque jour.

courbe2
Courbe 2 : Modèle SI

Le modèle SI tend rapidement vers 17000, nombre maximum de population infectée. De toute évidence, I ne rejoint pas N. Le modèle SI proposé est donc trop simpliste. L’hypothèse de base qui est de considérer que la variation du nombre d’infectés est directement proportionnelle au nombre de susceptibles et au nombre d’infectés est fausse. Il faut identifier un paramètre supplémentaire : un infecté peut guérir immunisé et donc sortir de sa catégorie sans rentrer à nouveau dans la catégorie des susceptibles.

Modèle SIR

La réalité de la peste est que des infectés peuvent soit guérir de la maladie et acquérir une immunité permanente, soit mourir de la maladie ou de toute autre cause indépendante. Dans un cas comme dans l’autre, ces individus quittent le groupe I des personnes infectieuses et intègrent alors une nouvelle catégorie R (Retirés).

mc kernick & kermack
Mc Kendrick (gauche) et Kermack (droite)

En 1911, W.O. Kermack (biochimiste) et A.G. Mc Kendrick (médecin de santé publique) publient un modèle simple de la propagation des épidémies par contact direct que nous allons étudier. Ils ont, à l’époque, confronté ce nouveau modèle, SIR, avec les données réelles de la diffusion de la peste à Bombay entre 1905 et 1906. Ils partagent la population en trois groupes, les S susceptibles, les I infectés et les R retirés. Leur modèle ne contient que deux paramètres :

  • β le taux d’infection
  • γ le taux de retrait, dont la valeur est déterminée à partir des données observées.

La taille de la population totale est supposée constante :20On peut alors mettre en place le système (B) d’équations différentielles suivant :21La variation du nombre de sujets infectés dI/dt tient compte deux termes. Le premier est identique à celui du modèle de Hamer et le second pourrait faire l’objet de plusieurs options. L’hypothèse généralement retenue est que, dans l’intervalle de temps dt, une proportion fixe de sujets cesse d’être considérée comme « infectée ». Cette proportion concerne en principe des sujets guéris et immunisés, ou bien isolés, ou encore décédés, en tout état de cause sortis du processus d’infection. Cette proportion désignée par le paramètre γ peut être nulle et l’on est ramené au cas du modèle simple de Hamer. Il peut également être égal à 1, auquel cas tous les infectés sont sortis du processus durant l’intervalle de temps dt. Généralement, le taux de sortie γ prend une valeur intermédiaire.

Application du modèle SIR à la peste de Bombay

A l’attention du lecteur : le paragraphe qui suit ne contient pas de développement mathématique particulier. Il présente des résultats que nous admettrons. Les démonstrations sont accessibles en fin d’article[i].

Le système (B) est muni de la condition initiale S(0) = S0, I(0) = I0, R(0) = 0 et telle que I0 ≈ 0 ainsi S0 ≈ N. Cela revient à considérer une population de susceptibles dans laquelle on introduit un petit nombre d’infectieux.

Kermack et McKendrick obtiennent dans leur développement mathématique que :22qui n’a pas de solution simple. Ils supposent que l’expression sans dimension β/γ reste relativement petite. En effet, β est de l’ordre de 10-5  et γ de l’ordre de 10-1, soit un rapport de 10-4. Ils utilisent une approximation :23Pour obtenir :24Cette équation de Riccati (mathématicien italien du XVIIe) a une solution explicite. Le nombre de décès par unité de temps est :25où les trois paramètres A, B et φ dépendent de manière compliquée des paramètres du modèle. L’ajustement aux données donnait A = 890 par semaine qui correspond au maximum de retirés par semaine, B = 0,2 par semaine est réglé « à la main » par les chercheurs et φ = 3,4 qui traduit un déphasage à l’origine (ou décalage de la courbe dans le temps). Elles permettent à Kermack et McKendrick d’obtenir l’excellente courbe modèle suivante :

courbe3
Courbe 3 : Nombre de morts de la peste hebdomadaire pendant l’année 1906 à Bombay

Si on veut retrouver le modèle I = f(t) tracé ci-dessus (courbe 1), il suffit de prendre la troisième équation du système (B) :26et d’isoler I en choisissant judicieusement le taux de retrait γ. La létalité de la peste est de 60% environ. Par ailleurs, des études menées sur des rats ont montré que 10% d’entre eux guérissent de la maladie sans en être immunisés alors que 10% guérissent immunisés. On prend donc la somme de ces pourcentages : γ = 0,8.

Enfin, les données A, B et φ sont à ajuster :

  • Le paramètre A est situé au numérateur, il sera donné pour dR/dt au maximum, et d’après le système (B) d’équations différentielle, dR/dt correspond au produit γ × I. Il suffit de déterminer Imax dans la table 2 : Imax = 873, ce qui donne :

 A = γ × Imax= 0,8 × 873 = 524,8

  • B est un « réglage à la main » en unité par semaine. Pour l’avoir de façon journalière, on va simplement diviser par 7 la valeur prise par les chercheurs, soit B = 0,2 / 7 = 0,0286.
  • Le déphasage φ n’a pas à être modifié et φ = 3,4.

Je mets en bas de l’article le fichier Excel m’ayant permis de tracer les courbes. Vous pourrez vous amuser à modifier ces valeurs si vous voulez.

courbe4
Courbe 4 : Modèle SIR appliqué à la peste de Bombay en 1906

Le modèle SIR colle ainsi donc parfaitement avec les données expérimentales.

La saisonnalité

Revenons sur la particularité de cette longue épidémie. La peste apparaît à Bombay fin 1896 mais la première vraie épidémie commence au printemps 1897. Elle devient ensuite endémique. Des décès liés à la peste sont enregistrés presque tous les mois au moins jusqu’en 1911, avec des pics au mois de mars ou avril de chaque année.

courbe5
Courbe 5 : Nombre hebdomadaire de décès liés à la peste à Bombay entre janvier 1897 et décembre 1911.

Une mortalité élevée s’observe invariablement entre décembre et juin, une faible mortalité entre juillet et novembre. La peste demeure fréquente à Bombay jusqu’en 1923. Ce caractère saisonnier est très différent des épidémies de peste du XIVe au XVIIIe siècle en Europe, qui se produisirent de manière irrégulière.

Une comparaison avec les statistiques météorologiques montre que l’épidémie ne pouvait se maintenir quand la température moyenne était au-dessus de 80 ◦F, soit 26,7 ◦C. Une  conclusion similaire fut obtenue pour d’autres régions de l’Inde, l’humidité jouant un rôle secondaire. Les bacilles de la peste sont sensibles à la température. Des expériences de laboratoire ont montré que la proportion de puces dans l’estomac desquelles se produit une multiplication abondante des bacilles de la peste pouvait être plusieurs fois supérieure par temps frais que par temps chaud.

Avec tous ces éléments, il est clair que le déclin de l’épidémie en juin 1906 (voir courbe 1, jour 140 et suivants) ne doit pas être attribué à la baisse du nombre d’individus susceptibles d’être contaminés passé un certain seuil, comme le suggère le modèle de Kermack et McKendrick, mais simplement à un facteur saisonnier touchant les bacilles et les puces.

Dans le prochain volet, nous verrons comment contourner la difficile équation de Riccati en introduisant le théorème de seuil. Nous rencontrerons Ronald Ross et nous nous frotterons cette fois à la malaria.


Dans la même série

  1. La modélisation épidémiologique (1/3) : 1760, Bernoulli et la variole
  2. La modélisation épidémiologique (2/3) : 1906, la peste de Bombay
  3. La modélisation épidémiologique (3/3) : 1911, Ross et le théorème de moustique

Remerciements

  • Vagneron Frédéric, historien, post-doctorant au Centre Alexandre-Koyré (EHESS, Ecole des hautes études en sciences sociales), pour m’avoir suggéré l’idée de cette série.
  • Saillant Matthieu pour sa relecture.

Bibliographie


Webographie

  • Le Monde. Infographie du 20 février 2019.
  • Wikipedia, Bombay


[i] Je vous renvoie vers deux références pour le développement.

L’article source :

  • Kermack, W. O., & McKendrick, A. G. (1927). A Contribution to the Mathematical Theory of Epidemics. Proceedings of the Royal Society A: Mathematical, Physical and Engineering Sciences, 115(772), 700–721. doi:10.1098/rspa.1927.0118

Une étude détaillée et passionnante :

  • Nicolas Bacaër. A short History of Mathematical Population Dynamics, Springer, 2011.

Fichier Excel : Modèle SI et SIR appliqués à la peste de Bombay, 1906.

 

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