La chloroquine (2/2) : De sa découverte à son utilisation de masse

8Lors d’un article précédent, il était davantage question de l’histoire de la quinine que de la chloroquine et l’histoire s’arrêtait au moment de sa découverte, peu avant la Seconde Guerre Mondiale. Je vous propose une deuxième dose de chloroquine sur cette période, riche de rebondissements.

Reprenons le fil de l’histoire. La pratique de la médecine occidentale change radicalement au cours des XIXe et XXe siècles, les remèdes à base de plantes sont progressivement remplacés par des composés chimiques purs et, plus tard, par des drogues de synthèse. Dans la molécule qui nous intéresse, la chloroquine, ce sont les développements scientifiques dans le traitement du paludisme qui permettent sa synthèse. Le paludisme est l’une des premières maladies à être traitée par un composé chimique pur, la quinine, isolée de l’écorce de quinquina en 1820. C’est, par la suite, la première maladie à être traitée par un composé synthétique, le bleu de méthylène.

En outre, les parasites du paludisme sont parmi les premiers microbes pathogènes à devenir résistants aux médicaments. Le paludisme est l’une des maladies les mieux étudiées en médecine occidentale jusqu’au milieu du XXe siècle. Si le paludisme intéresse autant les occidentaux, c’est qu’il représente un obstacle à l’expansion des nations européennes dans le monde tropical.

Découverte allemande de la chloroquine

La chloroquine a été synthétisée pour la première fois en 1934 par Hans Andersag des laboratoires Bayer à Leverkussen dans un effort allemand pour trouver de meilleurs médicaments que la quinine. Car à part son effet rapide pour soulager les symptômes d’une crise aiguë, la quinine ne se révèle pas assez efficace pour lutter contre le paludisme. Le programme allemand cherche donc à mettre en place des substituts à la quinine et parmi les molécules de synthèse du programme, on retrouve la mépacrine, la pentaquine, l’isopentaquine, la pamaquine, la primaquine, la sontoquine et donc la chloroquine.

Nom

Quinine

mépacrine

pentaquine

Structure 1 2 3

Nom

isopentaquine pamaquine

primaquine

Structure 4 5 6
Nom

sontoquine

chloroquine

hydroxychloroquine

Structure 7 8 9

Les moins chimistes reconnaîtront qu’une structure similaire, constituée de deux cycles aromatiques, dont un azoté, forme le squelette de la molécule centrale. Cette structure centrale est la quinoléine de formule C9H7N. Toutes diffèrent ensuite de par les substituants qu’on associe sur ces cycles. Je proposerai prochainement une activité pédagogique autour de ces molécules.

Revenons à notre histoire. La chloroquine présente l’espoir de se révéler  moins toxique que la mépacrine. Cependant cet espoir est douché par l’unique essai clinique réalisé et la chloroquine est alors abandonnée au profit de la sontoquine (vous remarquez la subtile ramification méthyl sur le cycle ?). Oui, vous avez bien lu unique essai clinique. Cette erreur de jugement faite par les allemands ne sera pas faite par les américains un peu plus tard. Mais voyons comment se sont transférés les savoirs entre les deux camps qui vont être ennemis pendant la 2ème guerre mondiale.

Des liens entre Allemagne et Etats-Unis

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Les bâtiments de la IG-Farben aujourd’hui (c) F.Vagneron

La société IG-Farben pour laquelle travaille Hans Andersag est un conglomérat de plusieurs sociétés dont BASF, Bayer, Agfa et quelques autres compagnies, IG-Farben est créée en 1925. Elle détient le quasi monopôle de la production chimique de produits comme l’ammoniac (qui sert à faire des engrais mais aussi des explosifs), des plastiques, des bioacides (dont le fameux gaz d’extermination le zyklon B), des colorants ou des médicaments en Allemagne pendant l’entre-deux guerres.

carl boshUn des premiers directeurs de la firme IG-Farben est Carl Bosh, esprit méthodique au plus haut point et excellent organisateur ; il travaille alors sur le pétrole et la synthèse du méthanol. Il reçoit un prix Nobel de chimie en 1931 « en reconnaissance de sa contribution dans la découverte et le développement des méthodes chimiques sous hautes pression ». Puis de 1936 à 1940, il dirige le Kaiser Wilhelm Institut. Arrêtons-nous un peu sur cette société la « Société Kaiser-Wilhelm pour le Progrès des  sciences » (Kaiser-Wilhelm-Gesellschaft zur Förderung der Wissenschaften e. V.). Fondée en 1911, elle est d’abord dirigée par Fritz Haber.

fritz haberPetite parenthèse : si ce nom ne vous dit rien, il est très connu des chimistes puisqu’il est le controversé lauréat du prix Nobel de chimie 1918 pour ses travaux sur l’ammoniac, mais il est aussi et surtout le fervent promoteur de l’utilisation d’armes chimiques pendant la Première Guerre Mondiale. Ses études sur le chlore l’amène à synthétiser le phosgène COCl2, la diphénylchlorasine (C6H5)2AsCl puis en juillet 17 le fameux ‘gaz moutarde’ : le sulfure de 2-chloroéthyle S(CH2CH2Cl)2. A la fin de la Première Guerre Mondiale, Fritz Haber fait profil bas de son passé barbare mais participe activement au redressement de l’Allemagne. Il devient membre de nombreuses sociétés savantes tant allemande, française qu’américaine. D’origine juive (origine qu’il reniera en 1904), il s’oppose finalement à l’avènement d’Hitler en posant sa démission le 30 avril 1933.

rockfellerUne grande partie du financement du Kaiser Wilhelm Institut vient de la Fondation Rockfeller. Créée en 1913, la Fondation Rockfeller fondée par John Davison Rockefeller Junior est destinée à promouvoir le progrès scientifique dans tous les pays du monde. Dès 1913, la Fondation Rockefeller finance les programmes eugénistes américains ainsi que la Société eugénique Française. Elle finance également les programmes eugénistes de l’Allemagne nazie en aidant à la création et en finançant la Société Kaiser-Wilhelm et ce jusqu’en 1939.

On voit donc que IG-Farben noue très tôt des partenariats à travers le monde dont certains avec la firme américaine de la Standard Oil, propriété de John Davison Rockfeller père (dont le père était d’origine allemande), industriel et philanthrope américain, premier milliardaire de l’ère moderne. En 1939, la Fondation Rockefeller et le géant du chimique allemand I.G. Farben fondent même « un trust de médicament ».

Bayer, un pied sur chaque continent

WinthropParmi les firmes appartenant au conglomérat IG-Farben, j’ai mentionnée Bayer. Cette société est implantée aux Etats-Unis et dès 1905, elle y commence la production de médicaments grâce à un partenariat avec la firme Winthrop Chemical, une filiale d’un groupe plus vaste, la Sterling Drug.

Revenons sur cette implantation en terre américaine. Sterling Drug est fondée en 1901 par William E. Weiss et Albert H. Diebold, pour fabriquer et vendre une préparation analgésique appelée « Neuralgine ». Le nom d’origine de l’entreprise est Neuralgyline. En quelques années, Weiss et Diebold réalisent que l’expansion nécessite une plus grande gamme de produits et se lancent dans l’acquisition de nouvelles sociétés.

Lorsque l’approvisionnement en médicaments en provenance d’Allemagne est interrompu par le blocus allié pendant la Première Guerre Mondiale, Weiss et Diebold créent la société Winthrop pour fabriquer les principes actifs. Après la guerre, Sterling acquiert la filiale américaine de Bayer. Ils créent une filiale distincte, la Bayer Company, pour commercialiser Bayer Aspirin. Se rendant compte que sa marque est menacée tant qu’elle est perçue comme une entreprise allemande, la société Bayer Company se donne beaucoup de mal pour se réinventer en tant qu’entreprise américaine, Selon la revue spécialisée publicitaire « Printers ’Ink », Bayer a lancé une campagne publicitaire massive dans 300 journaux et 18 magazines annonçant que ses produits sont fabriqués en Amérique et que tous les bénéfices seraient investis dans l’effort de guerre jusqu’à la défaite complète de l’Allemagne.

Après la Première Guerre Mondiale, un contrat important est réalisé entre les firmes allemandes et américaines : en 1923, 50% des bénéfices réalisés par la filiale de Sterling, Winthrop Chemical, reviennent à la société allemande Bayer, qui à son tour accorde des licences pour de nouveaux médicaments et prodigue une expertise technique pour les produire. Nous y sommes, les recherches médicales et pharmaceutiques allemandes, dont celles sur la chloroquine vont parvenir sur le sol américain en toute légalité.

Au cours des années 1930, Winthrop fait de Sterling un leader dans le domaine pharmaceutique avec des produits renommés tels que Luminal, le phénobarbitol d’origine; Salvarsan et Neo-Salvarsan, les premiers médicaments efficaces dans le traitement de la syphilis; Prontosil, le premier des sulfamides; et l’Atabrine, l’antipaludique synthétique qui remplacera la quinine pendant la Seconde Guerre mondiale, nous y reviendrons. L’entreprise se développe à l’étranger en 1938 et finalement exploite soixante-dix usines dans quarante pays juste avant la Seconde Guerre Mondiale.

Notons que lors de la réalisation de ces contrats, Raymond Foster est président de Winthrop Chemical, prenant sa retraite fin 1933 lors de la montée de Hitler au pouvoir. S’il n’a semble-t-il jamais eu de penchants pour les idées nazis d’Hitler, son fils écrit en 2011 qu’il n’en était pas de même pour les membres du comité directeur de la Winthrop Chemical Company.

raymond foster

Les américains reprennent les recherches

Lorsque l’armée japonaise occupe l’île de Java pendant la Seconde Guerre mondiale, l’approvisionnement naturel en quinine s’effondre, obligeant la reprise des recherches sur la synthèse des antipaludiques. D’éminentes familles philanthropiques américaines, qui essayent d’aider l’Allemagne à se remettre de sa dévastation après la Première Guerre mondiale, contrôlent la firme Winthrop Chemical et perdent leurs illusions avec Hitler à la fin des années 1930. Ils remettent la formule de la mépacrine à l’armée américaine, qui réussit à synthétiser  «l’atabrine américaine» aussi appelée quinacrine.

Lorsque le bureau du Surgeon General déclare l’atabrine médicament officiel pour le traitement du paludisme en 1943, la production passe du niveau d’avant-guerre de 1200 livres par an à une tonne par jour. Quatre millions de soldats américains, britanniques, canadiens, australiens et néo-zélandais du Pacifique sud-ouest, d’Afrique du Nord et d’autres théâtres prennent de l’atabrine quotidiennement pendant trois ans. La fameuse tache jaune et d’autres effets désagréables de la drogue se retrouvent dans certains écrits d’Ernest Hemingway ou de Joseph Heller dans sa satire Catch-22. Certains soldats atteints de lupus érythémateux, une maladie auto-immune, ou d’autres atteints d’arthrite inflammatoire voient une évolution positive de leur maladie grâce à l’atabrine. Mais en 1953, un papier publié dans Journal of The American Medical Association, montre que le traitement du lupus érythémateux par la chloroquine est moins toxique que le traitement par l’atabrine, mieux toléré, et que surtout plus aucune tâche jaune n’apparait sur la peau des patients. La chloroquine commence alors à envahir le marché du médicament.

Pour finir, parlons de l’hydroxychloroquine qui fait l’actualité. Elle a été synthétisée en 1946 et proposée comme alternative plus sûre à la chloroquine en 1955. Des études menées dans les années 80 ont montré que la toxicité de l’hydroxychloroquine était 60% inférieure à celle de la chloroquine sur les animaux. Pour la controverse en cours sur son utilisation dans la lutte contre le Covid19, je vous laisse témoin de l’Histoire.


Dans la même série

  1. La chloroquine (1/2) : A l’origine, la quinine
  2. La chloroquine (2/2) : De la découverte à son utilisation de masse

Remerciements

M. Vagneron Frédéric, historien, post-doctorant au Centre Alexandre-Koyré (EHESS, Ecole des hautes études en sciences sociales) pour ses encouragements et ses accès à la presse spécialisée.


Bibliographie

  • Brown E., Des chimistes de A à Z, Bosch Carl, ellipses, 2014, p.77
  • Brown E., Des chimistes de A à Z, Haber Fritz, ellipses, 2014, p.271-283
  • Browning, D. J. (2014). Pharmacology of Chloroquine and Hydroxychloroquine. Hydroxychloroquine and Chloroquine Retinopathy, 35–63. doi:10.1007/978-1-4939-0597-3_2
  • Foster D. (2011), Raymond Foster and the Bayer Company
  • Goldman, L. (1953). CHLOROQUINE DIPHOSPHATE IN TREATMENT OF DISCOID LUPUS ERYTHEMATOSUS. Journal of the American Medical Association, 152(15), 1428. doi:10.1001/jama.1953.63690150002009a
  • McChesney EW. Animal toxicity and pharmacokinetics of hydroxychloroquine sulfate. Am J Med 1983; 75: 11–8.
  • McChesney EQ, Fitch CD. 4-Aminoquinolines. In: Peters W, Richards WHG, editors. Antimalarial drugs II. Current antimalarials and new drug developments. Berlin: Springer; 1984. p. 3–60.
  • Tzekov R. Ocular toxicity due to chloroquine and hydroxychloroquine: electrophysiological and visual function correlates. Doc Ophthalmol. 2005;110: 111–20 DOI: 1007/s10633-005-7349-6
  • Wallace DJ. The history of antimalarials. Lupus. 1996;5:S2–3. org/10.1177/0961203396005001021

Webographie

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