1927, Einstein ne croit pas à l’expansion de l’Univers

lemaitre einstein
Lemaître et Einstein

Nous sommes en Belgique en 1927, année où va se tenir une conférence réunissant les plus grands physiciens de la planète et où vont être exposées les bases de la mécanique quantique : la Conférence Solvay. On va principalement y discuter de l’infiniment petit mais une autre histoire, qui concerne l’infiniment grand, est en train de s’écrire, une histoire qu’un jeune étudiant en thèse a écrit  deux ans plus tôt : Georges Lemaître. Ce jeune physicien vient rencontrer Einstein à la Conférence Solvay pour lui présenter son travail, et ce dernier lui répond :

« Vos calculs sont corrects, mais du point de vue physique, ils me paraissent tout à fait abominables ! ».

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Univers statique ou dynamique ?

Pour bien comprendre notre histoire, il faut remonter un tout petit peu dans le temps. En 1915, Einstein termine d’établir la Relativité Générale qui propose un nouveau cadre conceptuel pour interpréter l’Univers. Selon Einstein, la gravité n’est pas une force, mais une manifestation de la courbure de l’espace-temps engendrée par la distribution de la masse et de l’énergie. L’espace-temps est muni d’une riche structure qui s’exprime géométriquement en termes de courbures et de topologie, et physiquement en termes de contenu énergétique.

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Alexandre Friedmann

En 1922, le physicien russe Alexandre Friedmann publie un article en langue allemande « Sur la Courbure de l’Espace »[1]. Il fait l’hypothèse que l’Univers est homogène et isotrope, en d’autres termes, la distribution des masses est la même dans tout l’espace et quelle que soit la direction qu’on regarde. A partir de cette hypothèse, il résout l’équation de champ posée par la relativité générale et arrive à la conclusion que l’Univers change de taille. L’Univers n’est donc pas statique, comme le pense Einstein, mais dynamique puisque l’espace varie au cours du temps. Cependant Friedmann est assez honnête pour reconnaitre que les observations astronomiques pour étayer son modèle ne sont pas suffisantes :

« Nos informations présentes sont tout à fait insuffisantes pour nous permettre d’effectuer des calculs numériques et de distinguer dans quel type d’univers nous sommes. […] Si nous supposons l = 0 et M = 5.1021 masses solaires, la période d’univers devient de l’ordre de 10 milliards d’années ».[2]

Le physicien russe fait remonter l’origine de notre Univers à environ 10 milliards d’années, ce qui n’est pas loin de ce qui est communément admis aujourd’hui : 13,7 milliards d’années.

Pour aborder cette équation et la solution apportée par Friedmann de façon simple et élégante, je vous invite à lire l’article de David Louapre sur son site « Science Etonnante ».

Les premières observations expérimentales

Vesto Slipher
Vesto Slipher

En 1912, l’astronome américain Vesto Slipher est le premier à observer que les raies spectrales de certaines nébuleuses spirales sont pour certaines décalées vers le rouge ce qui, interprété comme un effet Doppler, suggère qu’elles s’éloignent de nous. Les nébuleuses spirales n’étaient pas encore considérées comme des galaxies à part entière. On imaginait à l’époque que la Voie Lactée était une île dans l’univers. Il faudra attendre les travaux d’Henrietta Leavitt complétés par le danois Ejnar Hertzprung en 1919 sur la luminosité des étoiles pour pouvoir mesurer avec fiabilité les distances dans l’univers.

Le travail d’Hertzprung est repris en 1924 par le théoricien britannique Arthur Eddington pour classifier un très grand nombre d’étoiles. Eddington, qui avait déjà en 1919 expérimentalement vérifié la théorie générale d’Einstein par l’observation d’étoiles pendant une éclipse de Soleil, remarque que sur les 41 décalages spectraux de nébuleuses spirales mesurés par Vesto Slipher, 36 sont vers le rouge. Dès 1925, son étudiant en thèse Georges Lemaître démontre une relation linéaire entre la distance et le décalage vers le rouge dans la solution d’un univers de De Sitter, dont nous reparlerons.

Edwin-hubble
Edwin Hubble

En 1925 Edwin Hubble prouve que les nébuleuses spirales sont extragalactiques, il existe donc des galaxies semblables à la nôtre, ce qui clôt un débat de près de 150 ans. Les observations qui s’accumulent montrent que la lumière des galaxies lointaines est systématiquement décalée vers le rouge, ce qui signifie qu’elles s’éloignent toutes de nous à grandes vitesses quelle que soit la direction vers laquelle on regarde. Comment cela est-il possible ?

La solution de Lemaître

En 1927, dans un article fondateur[3], Georges Lemaître indique que deux solutions ont été proposées par la relativité générale :

« Celle de De Sitter ignore la présence de la matière et suppose la densité de l’univers nulle. Elle conduit à certaines difficultés d’interprétation sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir, mais son grand intérêt est d’expliquer le fait que les nébuleuses extragalactiques semblent nous fuir avec une énorme vitesse, comme une simple conséquence des propriétés du champ de gravitation, sans supposer que nous nous trouvons en un point de l’univers doué de propriétés spéciales. 

L’autre solution est celle d’Einstein. Elle tient compte du fait évident que la densité de la matière n’est pas nulle et elle conduit à une relation entre cette densité et le rayon de l’univers. Cette relation fait prévoir l’existence de masses énormément supérieures à tout ce qui était connu lorsque la théorie a été pour la première fois comparée avec les faits. Ces masses ont depuis été découvertes lorsque les distances et les dimensions des nébuleuses extragalactiques ont pu être établies.

Les deux solutions ont leurs avantages. L’une s’accorde avec l’observation des vitesses radiales des nébuleuses, l’autre tient compte de la présence de la matière et donne une relation satisfaisante entre le rayon de l’univers et la masse qu’il contient. Il semble désirable d’obtenir une solution intermédiaire qui pourrait combiner les avantages de chacune d’elles. »

Très vite Lemaître se rend compte qu’un tel intermédiaire n’existe pas dans un champ de gravitation statique et de symétrie sphérique. Il identifie que les coordonnées spatiotemporelles dans la solution de De Sitter sont mal choisies et introduisent un centre auquel rien ne correspond dans la réalité. En choisissant les coordonnées correctement apparait alors un champ de gravitation qui n’est plus statique mais dynamique où le rayon de l’espace varie avec le temps suivant une loi particulière.

En reprenant les observations de Hubble et de Strömberg, et tenant compte de la vitesse propre du Soleil, il démontre dans son article une relation linéaire entre la distance et la vitesse de récession des galaxies, proposant au passage une équation qui n’est autre que la première formulation de ce qui sera plus tard appelé loi de Hubble… :

« […] tenant compte de la vitesse propre du soleil, on trouve une distance moyenne de 0,95 millions de parsecs et une vitesse radiale de 600 km/s, soit 625 km/s à 106 parsecs. »

Il obtient un modèle en expansion perpétuellement accéléré. Il ajuste la valeur de la constante cosmologique de façon à rendre compte d’un univers qui croisse depuis un temps infini évitant ainsi toute singularité dans le passé et ne posant pas d’âge pour l’univers.

En conclusion, Lemaître écrit :

« Il resterait à rendre compte de la cause de l’expansion de l’univers. Nous avons vu que la pression de radiation travaille lors de l’expansion. Ceci semble suggérer que cette expansion a été produite par la radiation elle-même. Dans un univers statique la lumière émise par la matière parcourt l’espace fermé, revient à son point de départ et s’accumule sans cesse. Il semble que là doit être cherchée l’origine de la vitesse d’expansion qu’Einstein supposait nulle et qui dans notre interprétation est observée comme vitesse radiale des nébuleuses extragalactiques. »

Ce qui est à retenir, c’est que l’effet Doppler observé n’est pas dû au mouvement réel des galaxies mais à l’espace qui se dilate continuellement. La signification fondamentale du travail de Lemaître passe inaperçue et Einstein trouve les calculs abominables.

 Les travaux britanniques et américains

Voyons comment évoluent les idées dans le monde anglo-saxon, monde qui ne prend pas connaissance du travail de Lemaître qui avait publié en français. Les choses s’accélèrent véritablement en 1929 de l’autre côté de l’Atlantique, année où la crise éclate.

En 1929, un jeune américain, professeur assistant en physique théorique à Princeton, Howard Percy Robertson (il a 26 ans), développe de façon indépendante l’expression mathématique générale des métriques spatialement homogène dans un univers de De Sitter, travail que Lemaître avait déjà accompli, mais il ne comprend pas le sens physique de son travail.

Et Hubble dans tout ça ? En 1929, Edwin Hubble publie les données expérimentales montrant la relation linéaire vitesse-distance , avec H = 600 km/s/Mpc (Mpc est un mégaparsec vaut environ 3,26 millions d’année-lumière), très proche de ce que Lemaître avait déjà calculé : 625km/s/Mpc mais Hubble ne fait pas le lien avec les modèles d’univers en expansion. Hubble n’est pas un physicien théoricien mais un observateur du ciel. Il ne lira jamais les travaux de Lemaître. Pour lui les décalages vers le rouge des galaxies résultent d’un pur effet Doppler et non d’une expansion de l’espace.

En 1930, Arthur Eddington réexamine le modèle de l’hypersphère statique d’Einstein et découvre qu’il est instable : à la moindre perturbation, l’espace entre, soit en expansion, soit en contraction. Il appelle alors à de nouvelles recherches pour expliquer les vitesses de récession en termes de modèles dynamiques. Lemaître lui rappelle par lettre qu’il a déjà résolu le problème dans son article de 1927. Eddington, qui n’a pas lu l’article de son ancien étudiant lors de sa parution, fait amende honorable et va désormais promouvoir le modèle d’univers en expansion. D’après Jean-Pierre Luminet, il traduit en anglais l’article de Lemaître pour le publier dans Monthly Notices of the Royal Astronomical Society en 1931. C’est alors, que de façon inexpliquée, Eddington omet le passage où Lemaître donne la relation de proportionnalité entre la vitesse de récession et la distance des galaxies. Lemaître ne sera jamais reconnu comme le premier découvreur de l’expansion de l’univers, et tous les lauriers iront à Hubble.

En 1931, Hubble écrit à De Sitter son incapacité à trouver une explication théorique, laissant cette tâche à de « rares théoriciens compétents ».

C’est un autre physicien théoricien anglais, Arthur Geoffrey Walker qui, en 1936, développera à partir des travaux de Robertson le concept d’expansion de l’univers en prédisant le phénomène astronomique de décalage vers le rouge. Dans le monde anglo-saxon, les solutions obtenues sont connues sous le nom du modèle de Robertson-Walker alors qu’elles sont historiquement les solutions de Friedmann-Lemaître.


Articles sources 

[1] Friedman, A. (1922). « Über die Krümmung des Raumes ». Zeitschrift für Physik 10 (1): 377–386

[2] Article en allemand accessible sur le site de l’université de Francfort.

[3] Un Univers homogène de masse constante et de rayon croissant rendant compte de la vitesse radiale des nébuleuses extra-galactiques, in « Annales de la Société Scientifique de Bruxelles », volume 47A, p. 49-59, 1927. Accessible en ligne.

Bibliographie :

  • Forme et origine de l’Univers:Regards philosophiques sur la cosmologie, sous la direction d’Aurélien Barrau et de Daniel Parrochia, Dunod, 2010.
  • Des physiciens de A à Z, André Rousset et Jules Six, Ellipses, 2000.

Source images :

  • Université de Louvain
  • Wikipedia

Programmation musicale sur Soundcloud :

  • Introduction : Antonin Dvorák, Symphonie No. 9 en mi mineur (du Nouveau Monde), B. 178 (Op. 95), 1893, 1. Adagio – Allegro molto.
  • Richard Strauss, Symphonie alpestre, Une vision, 1915
  • Georges Gerswhin, Rhapsody in Blue, 1924
  • Oscar Thisse & his orchestra, My baby don’t cares for me, 1927
  • Duke Ellington, Black and Blue, 1929

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