1869, Borodine au sommet (5/5)

1.1.Borodine en 1865
Alexandre Borodine

L’année 1869 est une année riche pour Borodine : le soir du 4 janvier 1869, on joue la première symphonie de Borodine et il se met à écrire un opéra : le Prince Igor. Coté chimie, il publie son article sur la bromodécarboxylation[1] et surtout s’engage une controverse avec Kékulé sur la primeur de la découverte d’une réaction chimique aujourd’hui essentielle : l’aldolisation. Dans ce dernier volet, arrêtons-nous sur l’année 1869, sommet de la carrière de Borodine.

 

Pour accompagner la lecture de l’article, je vous invite à écouter Kniaz’ Igor’ (Prince Igor), Opéra en quatre actes écrit entre 1869 et 1887. Livret de A. P. Borodine. Fini et orchestré par Rimsky-Korsakov et Glazunov. Première représentation à , St. Pétersbourg le 4 novembre 1890.


 

La reconnaissance musicale nationale

2.7.Mily_Balakirev
Mili Balakirev

Le soir du 4 janvier 1869 donc, on joue la première symphonie de Borodine. Balakirev est alors le directeur des concerts de la Société musicale russe et il a établi le programme de la soirée. Les autres membres de « Groupe des cinq », également présents au concert, sont emballés par la pièce. Si les critiques de la presse ne sont pas très élogieuses à l’égard de cette symphonie, les autres musiciens, et notamment Liszt, apprécient cette composition et ils félicitent Borodine pour son travail (lire le deuxième volet de cette série).

Pour bien comprendre ce qui se joue cette année là, sur le plan scientifique, il faut revenir à la publication de Borodine de 1864[2] sur l’Action du sodium sur l’aldéhyde valérique[3] .

L’aldolisation

1.9.Wurtz
Charles Adolphe Wurtz

Partant d’une molécule de pentanal C5H10O qu’il a fait réagir avec du sodium avant de l’hydrolyser, Borodine réduit, sans le savoir, le pentanal en pentanol et il obtient deux sous-produits dont il identifie les formules brutes C10H22O et C10H18O.  Borodine a donc modifié la chaine carbonée initiale (qui ne comptait que cinq carbones) pour la doubler en nombre de carbone. Cette réaction de condensation de composés carbonylés, observée pour la première fois, est aujourd’hui connue sous le nom d’aldolisation. Cette réaction est  utilisée  à grande échelle pour fabriquer, entre autres, des médicaments.

On doit le mot « aldol » au français Charles Adolphe Wurtz qui contracte les mots aldéhyde et alcool pour caractériser le produit de la réaction qu’il étudie en 1872[4]. Dans son expérience, il mélange de l’éthanal C2H4O avec de l’eau en milieu acide pour obtenir « l’aldol ». En chauffant, il déshydrate ainsi l’aldol et retrouve « l’aldéhyde crotonique » que Kékulé a déjà obtenu par action d’acide chlorhydrique sur l’aldéhyde chaud. La réaction de crotonisation est indiquée comme ceci par Wurtz :

5.1.formule1

Kékulé[5]

3.6.Frkekulé
Friedrich Kékulé

A Bonn, où il est professeur, Kékulé et son équipe travaillent sur différentes sujets en même temps : la structure des molécules, le triphénylméthane, les terpènes, la constitution de la pyridine mais aussi la condensation des aldéhydes. En 1869, Kékulé, est déjà un grand nom de la chimie internationale. En 1857 et 1858, Kékulé a publié ses travaux sur la tétravalence du carbone, en 1865, il a proposé une structure cyclique pour le benzène. Borodine a eu l’occasion de le rencontrer en 1860 lors du  premier congrès international de chimie à Karslruhe. Le point d’accroche entre les deux hommes se joue sur la condensation des aldéhydes.

En 1869, Kékulé publie un premier travail sur cette condensation mais aussi sur la crotonisation[6] (qui est la déshydratation du produit obtenu par condensation des aldéhydes). Il décrit la réaction de l’éthanal avec quelques réactifs (acide formique, acétate de potassium, acide chlorhydrique dilué, chlorure de zinc)[7]. A aucun moment, il ne cite les travaux de Borodine et peut-être n’est-il pas au courant des travaux  du russe au début de l’année 1869.

La reconnaissance scientifique internationale

5.2.joseph riban
Joseph Riban

Ce n’est qu’en octobre de la même année, que l’allemand Von Richter, correspondant à Saint-Pétersbourg, fait un compte-rendu (assez bref) des expériences de Borodine[8] dans les comptes-rendus de la Berichte der Deutschen Chemischen Gesellschaft, la Société chimique allemande. Dans ce bref article, Von Richter rapporte également la nouvelle classification proposée par Mendeleïev.

A la séance du 16 décembre 1869 de la Société chimique de Paris, on peut lire dans le bulletin que le chimiste français Joseph Riban, reconnait la primauté des travaux sur la condensation des aldéhydes au chimiste russe :

« J’apprends que M. Borodine vient d’obtenir des produits de condensation par l’action de la chaleur sur les aldéhydes valérique et oenanthyliques. Des expériences que j’ai entreprises, il y a plus d’un an, sur le même sujet, m’ont conduit à des résultats analogues […]. La présente note, en accordant à M. Borodine la priorité de publication de ses études sur les produits de condensation de l’aldéhyde valérique, a pour but de me réserver le droit de continuer mon travail entrepris de longue date. »

La colère froide de Kékulé

Kékulé, apprenant que Borodine et Riban travaillent aussi sur la réaction de condensation des composés carbonylés, sort de ses gonds et publie dès février 1870 un nouvel article[9] dans lequel il ne cite toujours pas Borodine. Il introduit son article de la manière suivante, voilant à peine le dédain qu’il porte à Borodine et Riban :

« Avec tous les travaux actuels en chimie, le risque est de plus en plus grand, qu’une même expérience ait été réalisée simultanément et indépendamment, par d’autres chimistes, en d’autres lieux. Il est regrettable que certains s’approprient les travaux préliminaires de certains pour les poursuivre »

S’il dit également dans cet article qu’il ne poursuit pas ses travaux sur l’aldéhyde valérique, Kékulé n’entend pas en rester là et il multiplie dès lors les articles sur cette condensation des aldéhydes[10],[11],[12]. Il suggère dans un article de 1872 qu’une telle réaction est bien à l’œuvre dans l’activité chimique des plantes, rejoignant ainsi les travaux de son homologue allemand Baeyer en 1870[13].

La réaction glaciale de Borodine

Cette suractivité, et le mépris de Kékulé qui ne veut pas reconnaître les travaux de Borodine comme antérieur aux siens, mine le moral du chimiste russe au début de l’année 1870. Il écrit à sa femme :

« Je me suis décidé de ne pas répondre à Kékulé mais de continuer mon travail. Il pourrait penser que j’ai été touché par son arrogance. Quand mon travail sera fini, je répliquerai dans une simple note. Cela me parait plein de tact.[14] »

A partir de ce moment là, Borodine met de coté la musique. L’écriture de l’opéra Prince Igor, commencé en 1869, ne sera pas achevée de son vivant[15]. Il écrit encore à sa femme en 1870 :

« Je mène une vie de chimiste à plein temps. Je ne m’occupe plus du tout de musique pour le moment. Je n’en ai pas le temps, absolument pas le temps… Cela fait un moment que je n’ai pas vu mes frères de musique, il n’y a pas le temps. J’ai juste eu le temps de faire les premières mesures de l’acte I de « Igor ». Je ne l’ai encore montré à personne ».

Le dépassement par Wurtz

En 1872, le chimiste français Wurtz entre dans la danse et propose un mécanisme pour l’aldolisation, en même temps qu’il invente le mot aldolisation pour caractériser cette réaction. L’Histoire associe aujourd’hui le nom de Wurtz à la réaction alors qu’il ne l’a pourtant pas découverte…

La démoralisation de Borodine

Borodine de son coté finit par abandonner la composition de son opéra, à cause du manque de temps et de l’ampleur de la tâche qui lui parait insurmontable. Il recycle néanmoins ce qui est déjà écrit dans sa deuxième symphonie. Borodine met plus de six ans à achever cette nouvelle œuvre, toujours à cause d’un manque de temps « physique et moral » dû à son métier de chimiste, à la maladie de sa femme, à l’enseignement qu’il prodigue à l’Ecole de médecine pour femmes de Saint Pétersbourg. Borodine est lui aussi souvent malade et ce sont dans ces moments où il ne peut pas se rendre au laboratoire qu’il trouve le temps de composer. Il écrit :

« Quand je suis cloué à la maison par une indisposition, où je ne puis me livrer à mes travaux ordinaires, que ma tête se fend, que mes yeux pleurent, que je dois prendre à tout instant mon mouchoir, c’est alors que je me livre à la composition. »

Le prince Igor, naissance après la mort

2.10.Nikolai_Rimski-Korsakov
Nikolay Rimski-Korsakov

Depuis 1869 déjà, il planche sur son Prince Igor, alors que les modes changent en matière d’opéra, mais il se tient à sa vision qui privilégie le chant et la mélodie : il tient à mettre en avant les voix et à laisser l’orchestre au second plan.

Le 15 février 1887, Borodine organise un bal masqué. C’est ce jour qu’il meurt subitement, après une journée ordinaire. Le récit de sa mort est rapporté par une de ses élèves :

« Je le regardai attentivement et jamais je n’oublierai son regard fixé sur moi, un regard pitoyable, plein de détresse et de frayeur. Avant que je puisse m’écrier « Qu’avez-vous ? » il s’effondra de toute sa hauteur. Pachoutine se trouvait à côté, mais n’eut pas le temps de le retenir.
Mon Dieu quelle panique se produisit ! Quel cri échappa à tous ! Tout le monde se précipita vers lui et on s’efforça, à même le sol, de le ranimer. Peu à peu arrivèrent tous les médecins et les professeurs qui habitaient l’Académie. Presqu’une heure se passa en efforts pour essayer de le faire revenir à la vie. Tous les moyens furent tentés, mais rien ne réussit. Je n’oublierai jamais le désespoir d’un médecin, assis la tête entre les mains, et répétant qu’il ne pouvait se pardonner de ne pas avoir pratiqué une saignée dès la première minute.

Il gisait donc là, devant nous, et nous étions tous regroupés autour de lui, vêtus de nos costumes de bouffons et n’osant pas nous dire que tout était fini. »

Nikolay Rimsky-Korsakov va chez le défunt et récupère toutes les pièces de Borodine afin de terminer l’opéra Prince Igor. La tache est difficile tant le désordre est grand dans les papiers de Borodine, certains passages n’ayant jamais été couchés sur le papier mais seulement joués et entendus par Korsakov et ses amis du vivant du chimiste, tandis que d’autres parties sont écrites sur des filtres de chimie ![16]


[1] Journal of the Russian Chemical Society, 1 (I), 31-32 (1869)

[2] Bulletin de l’Académie de Saint-Pétersbourg, t. VII – Journal für praktische Chemie, t. XCXIII p. 425 (1864), N°23.

[3] L’aldéhyde valérique est le pentanal de formule C5H10O

[4]  Wurtz, « Sur un aldéhyde-alcool », Bull. Soc. Chim. Fr., vol. 17,‎ 3 mai 1872, p. 436-442

[5] Figurovskii, N.A. Solov’ev Yu.I., « Aleksandr Porfir’evich Borodin: A Chemist’s Biographyn », Note 17, chapitre 18, page 73, ed. Springer (1988)

[6] Kékulé A., « Condensationsproducte des Aldehyds ; – Crotonaldehyd, » Berichte der Deutschen Chemischen Gesellschaft 2 : 365-368 (1869)

[7] Pour lire l’article en ligne, cliquer ici.

[8] Borodin, A., « Condensationsproducte von Valeriansäure und Oenanthaldehyd » Ber.der Deu. Chem. G., 2 : 552 (1869)

[9] Kékulé A., « Ueber die Condensation der Aldehyde », Ber.der Deu. Chem. G., 3 : 135-137 (1870).

[10] Kékulé A., « Ueber die polymeren Modificationen des Aldehyds », Ber.der Deu. Chem. G., 3 : 468-472 (1870)

[11] Kékulé A., « Beiträge zur kenntniß der Crotonsäuren », Ber.der Deu. Chem. G.., 3 : 604-609 (1870)

[12] Kékulé A., « Butylenglycol, ein neues Condensationsproduct des Aldehyds » Ber.der Deu. Chem. G., 5 :56-59 (1872)

[13] A. Baeyer, « Ueber die Wasserentziehung und ihre Bedeutung für das Pflanzenleben und die Gährung ». Ber.der Deu. Chem. G., 3 : 63-75 (1870)

[14] Lettre à sa femme du 20 ou 21 mars 1870.

[15] Gautier Jean-Albert. Comment les découvertes du chimiste Kekulé empêchèrent Borodine de terminer « Le Prince Igor ». Revue d’histoire de la pharmacie, 58ᵉ année, n°204, 1970. pp. 5-10.

[16] Rémond Anne-Charlotte, Musicopolis, France Musique : Rimski-Korsakov à Saint Pétersbourg en 1888 (5/5) : Poursuivre le travail de ses amis.

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