
Alexandre, Porphyrievitch Borodine (1833-1887) faisait partie de la fine fleur des chimistes russes mais son nom est aujourd’hui moins connu que celui de Mendeleïev, reconnu pour son tableau périodique, ou encore Markovnikov dont les règles sont connues des étudiants en chimie organique. Qui était donc Borodine ?
Après avoir balayé sa biographie, ses rencontres artistiques mais aussi son environnement scientifique, je vous propose dans ce quatrième volet de préciser l’oeuvre scientifique d’Alexandre Borodine. Cet article fait appel à des notions de chimie organique qui dépasse un peu le cadre d’un cours de lycée…
Pour accompagner la lecture de l’article, je vous invite à écouter la Petite Suite, Malen’kaia siuita, composée en 1885 et dédiée à Louise, Comtesse de Mercy-Argenteau.
L’apprenti magicien
Le jeune Borodine est très vite intéressé par la chimie organique et il installe un petit laboratoire dans sa chambre, ce qui lui permet de faire ses premières expériences. Feux d’artifice et magie chimie émerveillent le jeune garçon et ses amis. L’un d’entre eux, Mikhail (Misha) Shchiglev (qui deviendra un professeur de musique remarqué) déclarera :
« Presque tout l’appartement était rempli de pots et de toutes sortes de produits chimiques. Les tubes avec des solutions cristallines étaient sur les fenêtres partout. Toute la maison sentait ses préparatifs chimiques et ses professeurs invités avaient peur d’un incendie. »
Le prince Luka, son père, ne pense pas qu’une carrière musicale soit appropriée pour une personne de lignée royale et il décourage Alexandre de se consacrer pleinement à la musique, l’orientant plutôt vers une carrière médicale, choix que ne peut qu’approuver le beau-père qui est médecin militaire.
Fin d’études et chimie des amines

A 15 ans il entre à la faculté de médecine où, malgré son dégoût du sang, il finit ses études en 1858 en soutenant sa thèse «L’analogie de l’action de l’arsenic et de l’acide phosphorique au sens chimique et toxicologique » sous la direction de Nicolas Zinine, le grand père de la chimie russe. Cette année là est aussi l’année des premières publications : Recherches sur la constitution chimique de l’hydrobenzamide et de l’amarine[1] et Action sur les iodures d’éthyle sur les benzoylanilide[2]. Dans le premier article, il cherche à définir la structure de ces molécules et en particulier le nombre d’unité N-H qu’elles contiennent. Pour cela, il utilise une réaction avec le iodure d’éthyle C2H5I (ou EtI):
L’hydrobenzamine, synthétisée pour la première fois en 1836, donne par chauffage à 130°C l’amarine. Chacun de ces composés réagit différemment avec l’iodure d’éthyle (EtI) donnant deux sels qui peuvent être identifiés. Borodine ne publiera ses résultat finaux (avec les bons nombres de NH) qu’en 1873[3].
Les aromatiques

Parti en Allemagne pour ses études post doctorales, il continue de s’intéresser à la chimie des aromatiques, dont l’allemand Kékulé est le chef de file des recherches dans ce domaine. Il ne va pourtant pas dans son laboratoire mais dans ceux de Bunsen et Erlenmeyer. Borodine publie cinq articles dans la revue que tient Erlenmeyer, son directeur de laboratoire : Kritische Zeitschrift für Chemie. Son article Sur les dérivés monobromés des acides valérique et butyrique (les formules sont représentées ci-dessous) sera lu à la Société Chimique de Paris[4] :
Borodine écrit à propos de ce travail[5] :
« Je me suis occupé de l’étude des méthodes de travail avec des tubes scellés. Dans ce but, j’ai entrepris un travail spécial : l’étude de l’action de l’éthyle de zinc sur les esters chloroacétiques et bromo-benzoïques. L’idée de ce travail était d’essayer de trouver une méthode efficace pour obtenir une série complète d’acides nouveaux, isomères les uns avec les autres, par substitution de chlore ou de brome aux acides chlorés ou bromés par des radicaux hydrocarbonés. »
Acides et halogènes
Il reprendra là aussi ce travail un peu plus tard, en 1869[6]. La bromodécarboxylation des acides qu’il trouve, dont le schéma réactionnel est donné ci-dessous, sera pourtant attribuée à Heinz Hunsdiecker en 1942 qui déposera, avec son collaborateur allemand, un brevet aux Etats-Unis quelques semaines après le début de la Seconde Guerre Mondiale. Un brevet similaire sera déposé par les Allemands en 1942 et personne ne citera Borodine, pourtant découvreur de cette réaction soixante dix ans plus tôt[7].
Lorsqu’il est à Paris, Borodine n’a pas beaucoup de temps à consacrer à l’expérimentation. Il passe le plus clair de son temps à assister à des cours dans les diverses institutions parisiennes. Borodine écrit :
« Cependant, j’ai eu un travail pratique ; Par exemple, à la maison, j’ai travaillé sur la polarisation de la lumière appliquée à la recherche en Chimie. Je dois remercier le Professeur Riche, qui m’a fourni tout l’équipement nécessaire, qui était tellement coûteux que je n’aurai jamais pu l’acquérir moi-même. »
Les dérivés fluorés[8]

C’est en Italie que Borodine réalise quelques expériences qui vont lui donner une certaine renommée. Il trouve dans le laboratoire de l’université de Pise du matériel en platine, une aubaine pour le jeune russe car le platine est un métal qui résiste bien à la corrosion et aux attaques acides, attaques que les dérivés halogénés comme les fluorures génèrent. Il explique :
« Ces composés sont extrêmement intéressants et n’ont été étudiés à aucun degré. La raison en est la propriété spéciale des composés du fluor qui réagissent avec presque toutes les substances; En conséquence, ils attaquent les vases en verre et en porcelaine; Ils forment également deux composés à chaque étape, ce qui entrave grandement la purification et l’analyse des produits fluorés. Les travaux de ce genre ne doivent être effectués que dans de la verrerie en platine, qui est très coûteuse et n’est pas facilement accessible. »
Il étudie donc le fluor et ses sels comme le fluorure d’hydrogène de potassium (KHF2) et les compare avec leurs bases plus simples (KF). Cela le conduit à la préparation de fluorure de benzoyle (PhCOF) à partir du chlorure d’acide, ce qui est considéré par beaucoup à cette époque comme la première substitution d’un chlore par du fluor. Les résultats sont publiés dans la revue italienne Il Nuovo Cimento[9]. Cependant on peut mettre un bémol aux travaux de Borodine puisque ce n’est pas la première synthèse d’un composé organofluoré comme il le pense alors. Le fluorure de méthyle (MeF) avait été rapporté en 1835-36 par les français Dumas et Péligot et le fluorure d’éthyle, par Frémy en 1854 mais leurs études n’étaient pas bien connues. On doit cependant à Borodine la démonstration que les fluorures organiques étaient plus proches de leurs analogues chlorés que les fluorures inorganiques à leurs équivalents chlorés.
Les aldéhydes

Revenu en Russie, Borodine s’installe dans son nouveau laboratoire à l’Académie de Médecine. Il devient professeur titulaire en 1864 et succède à Zinine. Borodine, entre ses charges de professeur et le Groupe des Cinq dont il est un membre engagé, étudie les aldéhydes. Il publie son premier travail en 1864 sur l’action du sodium sur les aldéhydes[10]. C’est cinq années avant que Kékulé ne publie son travail en ignorant totalement les travaux du russe. Borodine découvre la réaction d’aldolisation en même temps que Wurtz en France et s’engage une controverse pour savoir qui a découvert en premier cette réaction. Au début de mars 1872, lors de la réunion de la société chimique russe, Borodine révèle trois études qui donnent plus de détails à ses documents de 1864 et qui comprennent la formation d’aldol, également obtenue par Wurtz. Le conflit qui s’engage fut important car la réaction d’aldolisation (et la déshydratation qui s’en suit – appelée crotonisation) sont aujourd’hui des réactions majeures en chimie organique. Nous reviendrons dans le détail sur ce débat dans le prochain article.
Amine, cholestérol et urée
Suite à ces controverses qui lui prennent beaucoup d’énergie, il change de sujet d’étude et se tourne vers la chimie des amines mais pas seulement.

Le 1er février 1871, lors d’une réunion de la Société chimique russe, Borodine rend compte de certains travaux effectués avec le Dr Krylov[11]. Il est question de la détermination de la graisse dans les muscles du cœur affectés par la dégénérescence graisseuse. Lorsque la graisse est saponifiée (hydrolysée), les chimistes s’attendent à trouver du glycérol comme produit d’hydrolyse (le tissu adipeux humain normal, comme la graisse sous-cutanée, est principalement constitué de lipides à base de triglycérides, dont l’hydrolyse donne du glycérol). Cependant, le produit d’hydrolyse trouvé n’est pas le glycérol mais le cholestérol. Leur découverte de cholestérol estérifié dans les lipides du cœur n’est alors pas jugée significative à l’époque. Bien que le cholestérol ait déjà été découvert dans bile et dans les calculs biliaires par François Poulletier de la Salle dès 1769, puis retrouvé en 1815 et nommé «cholestérine» par Eugène Chevreul, sa structure ne sera déterminée qu’en 1932. Le cholestérol estérifié trouvé dans les tissus du cœur par Borodine-Krylov est de quarante ans antérieure à la reconnaissance des effets néfastes du cholestérol et probablement que Borodine est ainsi le premier à faire le lien entre cholestérol et son effet sur la santé.
En 1876, il publie son dernier article majeur sur une méthode volumétrique de dosage de l’urée, au moyen d’hypobromite de sodium[12].
[1] Bulletin de la classe physico-mathematique de I’Academie des Sciences de St. Petersbourg
[2] Journal für praktische Chemie 77, 19-22 (1859)
[3] Berichte der Deutschen Chemischen Gesellschaft, 6, 982-985 (July-December, 1873)
[4] Societe Chimique de Paris, Bulletin des Seances de 1858-1860, 252-254 (1861)
[5] Lettre d’Alexandre Borodin sur son voyage à l’étranger, 31 janvier 1863
[6] Journal of the Russian Chemical Society, 1 (I), 31-32 (1869)
[7] Brown E., Des chimistes de A à Z, Borodine, ed. Ellipses Poche, 2002, pp.73-76
[8] Lettre d’Alexandre Borodin sur son voyage à l’étranger, 31 janvier 1863
[9] II Nuovo Cimento, 15, 305[-314] (1862)
[10] Bull. A cad. Sci., 7, 463-474 (1864)
[11] Figurovskii, N.A., Solov’ev Yu.I., Aleksandr Porfir’evich Borodin: A Chemist’s Biography, ed. Springer, 1988. p. 68
[12] Protokoly Obshchestva russkikh vrachei v S.-Peterburge, 278 (1875-1876)