
Alexandre Borodine, chimiste ou compositeur? En 1869, il est pris dans une controverse scientifique internationale qui le fait arrêter la composition musicale de son unique opéra, Prince Igor, pour rétablir la vérité scientifique. Dans ce deuxième volet, arrêtons-nous sur l’atmosphère culturelle de Borodine et celle de Saint Petersbourg dans les années 1860…
Pour accompagner la lecture de l’article, je vous invite à écouter la Symphonie n°1 en mi bémol Majeur, s’inspirant de la Symphonique héroïque de Beethoven tout en gardant la couleur russe. Elle est dédiée à Balakirev. La première représentation eût lieu à l’Ecole de Musique Libre le 19 décembre 1865.
La musique en Russie dans les années 60

En 1857 meurt Mikhaïl Glinka, fer de lance de la musique nationale russe, musique fondée sur les chants populaires. Borodine ne le sait pas encore, mais en 1857, Balakirev et Cui, descendants spirituels de Glinka posent les fondements du Groupe des Cinq dont nous reparlerons un peu plus loin.
1860 est une date importante pour l’éducation musicale à Saint-Pétersbourg et en Russie[1]. Anton Rubinstein ouvre des classes de chant, violon, violoncelle et de théorie au sein de la Société Russe de Musique. Deux ans plus tard, ces classes forment la base du tout nouveau Conservatoire dont Rubinstein devient le premier directeur. Anton Rubinstein est très présent dans la vie musicale de la ville, comme pianiste, compositeur et professeur très influent. En 1862, Piotr Ilitch Tchaïkovski entre comme élève au Conservatoire et il a des relations un peu compliquées avec Rubinstein :
« Puisqu’il a été mon professeur, j’ai étudié avec lui la composition et l’instrumentation, personne mieux que lui ne connaît ma nature musicale et personne n’aurait pu, mieux que lui, contribuer à ma notoriété en Europe occidentale. Malheureusement, ce ponte a toujours eu envers moi une attitude hautaine, frôlant le mépris, et personne n’a su mieux que lui causer de profondes blessures à mon amour propre. Il est toujours très aimable et gentil avec moi. Mais à travers cette amabilité et cette gentillesse comme il a toujours su habilement me faire sentir qu’il n’avait pas une once d’estime pour moi. »
L’émancipation artistique en Russie dans les années 60

En 1861, le servage est aboli en Russie et avec lui s’ouvre une vague d’émancipation qui va se traduire par une très riche production littéraire et musicale.[2]
En 1865, Rimski-Korsavov, dont on parlera un peu plus loin, compose sa première symphonie. L’année suivante, Dostoïevski publie Crime et Châtiment, et Tolstoï La mort d’Ivan le Terrible pendant que Tchaïkovski compose sa première symphonie Rêves d’hiver. En 1867, Borodine finit sa première symphonie et compose quelques mélodies. En 1868, c’est Rimski-Korsakov qui achève sa deuxième symphonie, pendant que Dostoïevski publie L’Idiot et Tolstoï Le tsar Feodor Ivanovitch, puis Guerre et Paix en 1869.
Mais revenons à Borodine, comment a-t-il absorbé cette effervescence culturelle pour lui-même en être partie intégrante à travers ses compositions ?
Les premiers contacts avec la musique

Depuis tout petit, Alexandre, Porphyrievitch Borodine (1833-1887) aime la musique. Sa nourrice allemande l’amène voir les concerts d’orchestre militaire en plein air. Il a pour compagnon de jeu un certain Mikhail (Misha) Shchiglev (qui deviendra un professeur de musique remarqué). Autodidacte, Alexandre apprend à jouer de très bonne heure de la flûte, du piano et du violoncelle. A neuf ans il compose sa première polka Helene et à treize ans, un concerto pour flûte et piano et un trio pour deux violons et violoncelle.
Entre les années 1852 et 1856, Borodine compose ses premières œuvres de musique de chambre et ses premières mélodies. Etudiant à l’institut médico-chirurgical de Saint Pétersbourg, son professeur Nicolas Zinine (1812-1880) est excédé de voir Borodine se consacrer parfois plus à la musique qu’à la chimie. Mais il mène ses études avec brio et, en 1856, alors qu’il est interne dans un hôpital militaire, il rencontre le musicien russe Modest Petrovitch Mussorgski qui lui fait grande impression. Très vite les deux hommes deviennent amis.
Mais Borodine part en Europe en 1859 et ne reviendra que trois ans plus tard.
L’air italien[3]

Pendant son voyage d’étude à Heidelberg, Borodine voyage et fait une halte à Paris. C’est là-bas qu’il fait la connaissance de l’écrivain Ivan Tourgueniev et trouve dans un magasin de musique le recueil de Chansons algériennes, mauresques et kabyles de Salvador Daniel[4]. Peut-être ce recueil lui a fait forte impression, lui dont les origines viennent du Caucase. En tout cas, on retrouvera cet orientalisme dans son écriture musicale.
A Heidelberg, il rencontre sa future femme, Ekaterina Protopopova. C’est en l’écoutant jouer Chopin qu’il tombe amoureux de cette jeune moscovite venue soigner sa tuberculose. Les deux jeunes russes apprécient particulièrement Robert Schumann et jouent souvent de la musique ensemble. Ils assistent, quand ils le peuvent, à des opéras et en particulier ceux de Wagner qui les impressionnent. Ils se fiancent trois mois après leur rencontre et partent en Italie. Borodine poursuit ses recherches dans un laboratoire à Pise et ils vont voir ensemble des opéras de Bellini ; Borodine jouera même du violoncelle dans des opéras de Donizetti. Il rencontre également le directeur de l’école de musique de la ville et il écrit devant lui une fugue en moins d’une heure ! Le séjour à Pise développe considérablement la culture musicale de Borodine. Il y compose son quintette pour piano et cordes (1862). A la fin de l’année 1862, Borodine revient dans une Saint-Pétersbourg en pleine effervescence culturelle…
Les retrouvailles avec Mussorgski[5]

En 1862, Borodine prend ses fonctions de chimiste à l’académie de médecine de Saint-Pétersbourg et retrouve Mussorgski qui a démissionné de l’armée pour se consacrer à la musique. Très cultivé, éduqué dans la culture occidentale, Mussorgski œuvre pour la défense de l’art national russe fondé sur la musique populaire que lui chantait sa nourrice lorsqu’il était enfant. Très vite Mussorgski surprend Borodine tant par sa culture des compositeurs modernes (comme Schuman, Mendelssohn) mais il étonne aussi par ses propres créations empreintes d’orientalisme. Borodine ne prend pas au sérieux les envies de Mussorgski de se consacrer à la musique, mais après plusieurs écoutes attentives de ces sonorités nouvelles venues d’orient, une grande curiosité est éveillée chez Borodine. En tant que médecin et surtout chimiste, musicien autodidacte et occasionnel, il n’a jamais pensé que la composition musicale puisse être une activité principale. Borodine a alors presque trente ans, mène ses recherches et il n’est pas question de faire de la composition à temps complet. Mais il va rencontrer Balakirev…
Rencontre avec Balakirev

Mussorgski connait déjà Balakirev et en 1862, Borodine fait sa rencontre. Mili Balakirev est un compositeur russe qui a peu composé mais son œuvre s’inscrit dans la lignée de Glinka par sa volonté de remettre au goût du jour la musique russe traditionnelle. Ses compositions ont elles aussi une couleur orientale. Après avoir organisé des concerts, il fonde, peu après la mort de Glinka qui encouragea sa vocation, une école de musique libre, c’est à dire gratuite, et devient directeur de la chapelle impériale, assisté de Rimski-Korsakov. C’est Balakirev qui enseigne à Musorgski la musique en se fondant sur les partitions des maîtres. A propos de Mussorgski, Balakirev dit :
« N’étant pas théoricien, je n’ai pu lui apprendre l’harmonie comme on l’enseigne au Conservatoire ; mais je lui ai fait comprendre la forme des œuvres musicales. Nous avons joué ensemble toutes les symphonies de Beethoven, les œuvres de Schumann, Schubert, Glinka,… Je lui en ai expliqué la construction technique et lui en ai fait faire l’analyse ».
Quant à Borodine :
« Notre travail commun eut pour lui une conséquence importante. Il s’était considéré jusque là amateur et n’ajoutait pas d’importance à ses compositions. Je fus le premier à le lui reprocher et il se mit immédiatement à composer avec ardeur sa symphonie en mi bémol majeur ».
Le Groupe des Cinq

Avec Balakirev, Rimski-Korsakov, Mussorgski et César Cui, est formé un petit groupe qui s’oppose à l’orientation académique et qui prône une approche empirique de la composition en se fondant sur l’étude de quelques œuvres de compositeurs qui sont les références ultimes : Glinka, Berlioz, Schumann et Beethoven. Les apprentis compositeurs doivent se référer à un art vivant et non à des traités théoriques, tout en se fondant sur les traditions populaires et les chants folkloriques. Borodine est le dernier à rejoindre le groupe connu comme le « Groupe des Cinq ».
Le Manifeste est rédigé par César Cui, compositeur mais surtout critique musical. Il apprend le piano et compose ses premières pièces à l’âge de quatorze ans. Il dirige la Société Russe de Musique pendant huit ans et est un grand ami de Franz Liszt, soutien important de Borodine à la fin de sa vie.
Nikolaï Rimski-Korsakov est un compositeur romantique incontournable de la Russie, le plus jeune du groupe. Il est professeur de musique, d’harmonie et d’orchestration. Issu d’une famille aristocratique, il entreprend, contraint par sa famille, une carrière dans la Marine. Doué pour la musique, il étudie à l’insu de sa famille le piano et la composition. Alors qu’il est encore officier dans la marine, il commence en 1862 l’écriture de sa première symphonie qui est jouée en public pour la première fois en 1865. Il devient alors professeur de composition et d’orchestration au conservatoire de Saint-Pétersbourg. Il est encore aujourd’hui le compositeur le plus important d’opéras russes avec au total quinze opéras. Il est apprécié pour son inspiration puisée dans la musique populaire folklorique, ses thèmes fantastiques, sa virtuosité et ses qualités d’orchestration.
« Mauvaise santé Borodine ! »

Dans les années 70, le « Groupe des cinq » connait une sorte de dislocation avec le retrait de Balakirev mais Borodine croit toujours à la force de leur collaboration. Chacun compose, mais Borodine manque toujours de temps, à cause de ses occupations scientifiques. Il en rit, mais il en ressent tout de même une certaine mélancolie.
« Le temps vole comme une locomotive à toute vapeur. Cependant la barbe grisonne, les rides se creusent. On commence cent choses différentes. Parviendra-t-on à en finir quelques-unes ? Je suis toujours poète dans l’âme, je nourris l’espoir de conduire mon opéra jusqu’à sa dernière mesure, mais je dois souvent me moquer de moi-même. J’avance lentement et à de grands intervalles. »
Car Borodine s’est lancé dans l’écriture d’un opéra en 1869 : Prince Igor dont l’écriture est mise en suspens pendant dix-huit ans, comme on le verra dans le dernier volet. Mais c’est surtout en hiver, quand il est malade que Borodine compose. Regrettant le peu de temps qu’il consacre à la musique, ses amis le taquinent en le saluant par :
« J’espère que tu vas mal ».
Franz Liszt et le musicien du dimanche[6]

En juin 1877, Borodine, accompagnant des étudiants pour un voyage scientifique à Iéna, se rend chez Liszt à Weimar, non loin de là. Le grand compositeur, maitre de chapelle à Weimar, inonde Borodine de compliments sur sa musique. Borodine raconte dans une lettre à sa femme :
« A peine avais-je donné ma carte de visite, que je vis apparaître devant moi dans l’entrée une haute silhouette, vêtue d’une longue redingote noire, avec un long nez et de longs cheveux blancs. « Vous avez fait une belle symphonie » s’écria la silhouette d’une voix puissante en me tendant sa longue main. Soyez le bienvenu ! Je suis ravi, il n’y a que deux jours que je l’ai jouée chez le grand-duc qui en est charmé. La première partie est excellente ! Votre Andante est un chef-d’œuvre ; le scherzo est ravissant, et puis ça, c’est ingénieux. » »
Lizst est véritablement heureux de rencontrer le chimiste russe et il l’accable de questions. Le modeste Borodine remercie chaleureusement le vieux musicien et dit au maitre qu’il n’est qu’un musicien du dimanche, ce à quoi Lizst répond :
« Mais le dimanche est toujours un jour de fête, et vous avez pleinement le droit de l’officier. »
Liszt pousse Borodine à poursuivre dans sa voie et à faire fi des critiques.
« Dieu vous en garde, ne changez rien ! Vos modulations ne sont ni outrées, ni fautives. Vous êtes en effet allés très loin et c’est précisément votre mérite mais vous n’avez jamais commis de fautes. N’écoutez pas ceux qui veulent vous retenir. Je vous en pris, croyez-moi, vous êtes dans le vrai chemin. Votre instinct artistique est tel que vous ne devez pas craindre d’être original. Rappelez-vous que les mêmes conseils ont été donnés en leur temps à Beethoven, Mozart,… S’ils les avaient suivis, ils ne seraient jamais devenus des maitres. »
Ils se rencontrent encore deux fois, à Iena et à Weimar en 1881 et 1885. L’approbation de Liszt a un effet bénéfique sur la popularité de Borodine et des russes en Europe de l’Ouest. Borodine reçoit aussi le soutien de mécènes, notamment la Comtesse de Mercy Argenteau. Cette amie de Liszt permet au compositeur de faire entendre sa musique lors d’événements qu’elle organise en Belgique (1884). Borodine lui dédiera une Petite suite pour piano (1885).
Une fin en musique

Dans la dernière décennie qu’il lui reste à vivre, Borodine est musicalement plus prolifique. Il achève son premier quatuor à cordes en 1879, année de création d’Eugène Onéguine, opéra de Tchaïkovski. En 1880, il compose Dans les Steppes de l’Asie Centrale, en écoute sur le premier volet de cette série. Son deuxième quatuor à cordes est achevé en 1881 comme la mélodie Pour les rivages d’une patrie lointaine.
En 1887, c’est en musique que prend fin la vie de Borodine au cours d’un bal costumé qu’il a organisé pour ses étudiants de l’académie de médecine. L’opéra Prince Igor sera achevé par Rimski-Korsakov et Glazounov, puis présenté en 1890.
[1] Rémond Anne-Charlotte, Musicopolis, Tchaïkovski, France Musique
[2] Lischke A. « Alexandre Borodine », ed. bleu nuit p. 9-10 (2004)
[3] Rémond Anne-Charlotte, Musicopolis, Borodine (1/5), France Musique
[4] Salvador Daniel, auteur d’un essai sur la musique arabe, directeur quelques jours du Conservatoire de Paris sous la Commune. Il fut fusillé à la fin de celle-ci en 1871.
[5] Rémond Anne-Charlotte, Musicopolis, Borodine (2/5), France Musique
[6] Rémond Anne-Charlotte, Musicopolis, Borodine (4/5), France Musique