
En 1869, le chimiste et compositeur Alexandre Borodine est pris dans une controverse scientifique internationale et il arrête la composition musicale de son unique opéra pour rétablir la vérité scientifique.
Mais qui était Alexandre Porphyrievitch Borodine ? Dans quel environnement culturel vivait-il ? Qui fréquentait-il ? Quels travaux scientifiques a-t-il signé ? Que s’est-il passé en 1869 ?
C’est à travers une petite série d’articles que je vous propose de mieux comprendre les tourments d’une découverte scientifique. Premier volet à la découverte de ce personnage haut en couleur !
Pour accompagner la lecture de l’article, je vous invite à écouter Dans les steppes d’Asie centrale, d’Alexandre Borodine, poème symphonique dédié à Franz Liszt.
Borodine sur l’arche de Noé

Né à Saint-Pétersbourg le 31 octobre (ou le 12 novembre[1]) 1833, mort à Saint-Petersbourg le 15 février (27 février) 1887, passionné de chimie et de musique depuis l’enfance, Alexandre Porphyrievitch Borodine, a allié sciences et musique tout au long de sa vie, et ce parfois aux dépens de sa santé.
Chimiste, professeur à l’académie de médecine de Saint Pétersbourg, et « musicien du dimanche » comme il aimait à se qualifier, ses travaux scientifiques sont moins connus, et pour cause, ils ont souvent été signés ou volés par d’autres.
Ce dualisme entre sciences et art, se retrouve tout au long de sa vie : pris entre ses obligations de professeur le jour, il fait de son mieux, pendant ses rares moments de temps libre, pour donner à la Russie une identité musicale avec le Groupe des Cinq. On retrouve également dans sa musique un dualisme entre son écriture empruntée à la musique occidentale et son ouverture vers l’orient.
En 1879, Borodine écrit à un ami :
« Je suis ennemi du dualisme et des théories dualistiques en chimie, en biologie en psychologie et en philosophie, comme dans l’Empire d’Autriche-Hongrie. Et cependant, c’est comme un fait exprès, tout chez moi va par deux, comme les animaux de l’arche de Noé. »
Le fils caché

Revenons un peu en arrière pour faire connaissance avec Alexandre Borodine. Il est le fils naturel de Louka Stépanovitch Gedianishvili, un prince caucasien, général d’armée, âgé de 62 ans. Bien que marié depuis longtemps, Louka Guedianov vit séparé de sa femme et il s’est lié avec Avdotia Konstantinovna Antonova, fille de militaire qui a trente sept ans de moins que lui. Afin d’éviter la responsabilité d’une naissance illégitime, celle du petit Alexandre, Guédianov déclare l’enfant comme étant celui de l’un de ses serfs : Porphyri Borodine[2]. Sa mère, tout en prodiguant l’amour nécessaire au développement de l’enfant, lui cache sa véritable identité et se fait passer pour sa tante. Le prince dote généreusement la mère d’Alexandre qui se marie avec un médecin militaire retraité d’origine allemande, Kleinecke, qui offre en dot une maison à Saint-Pétersbourg[3].
Le coureur de lièvres
- Nikolay Zinin
A l’abri du besoin, et ayant accès à l’éducation et la culture, Borodine écrit sa première polka à l’âge de neuf ans et s’intéresse à la pratique de la flute, du piano et du violoncelle. Parallèlement, il installe un laboratoire de chimiste dans l’appartement familial[4]. En 1850, Alexandre part étudier à l’Académie de médecine et de chirurgie de Saint-Pétersbourg où le célèbre chimiste et professeur Nicolas Zinine, dont nous reparlerons bientôt, marque profondément sa carrière. Outre la chimie, il s’intéresse vivement à la botanique, à la zoologie, à la minéralogie et termine l’Académie en 1855 avec la plus haute mention « cum eximia laude ». C’est pendant cette période qu’il écrit ses premières œuvres musicales et qu’il exaspère surtout Zinine :
« Monsieur Borodine, ne perdez pas trop de temps à écrire des romances. Je mets tous mes espoirs en vous pour assurer ma succession, et pendant ce temps vous ne cessez de penser à la musique, et vous courrez deux lièvres à la fois ».
En 1856, ayant terminé l’Académie, Borodine est nommé interne au Second Hôpital de l’Armée de terre. Le 15 mai 1858, il soutient sa thèse de chimie sur «L’analogie de l’action de l’arsenic et de l’acide phosphorique au sens chimique et toxicologique ». Pour ce travail, il administre des doses variées d’arsenic et d’acide phosphorique à des chevaux, des chiens ou des chats et en observe les effets, évidemment mortels. Il peut ainsi comparer la toxicité de ces deux produits. Il est le premier à défendre sa thèse en langue russe et non en latin, comme il était coutume dans l’ancienne Russie,.
Rencontre avec Moussorgski

A l’automne 1856, alors interne et médecin de garde pendant une nuit, Borodine engage une conversation avec un jeune officier de service de dix sept ans et qui aura une influence considérable sur sa culture musicale : c’est Modest Mussorgsky. Borodine, impressionné, dira de lui :
« Moussorgski était alors un tout jeune garçon, un petit officier très élégant […] Ses manières étaient élégantes, aristocratiques, sa façon de parler également : il parlait un peu entre ses dents, et émaillait son discours de phrases en français, non sans préciosité. Les dames s’empressaient autour de lui. Il s’asseyait au piano et, agitant ses bras avec coquetterie, jouait avec grâce et suavité des extraits du Trouvère, de La Traviata etc., tandis qu’autour de lui on chuchotait en chœur : « Charmant, délicieux ! »»
Héros malgré lui
En août 1857, toujours interne, il voyage à Bruxelles où se tient le premier Congrès International d’Ophtalmologie et d’Optique[5] et Borodine fait partie de la délégation russe. Borodine est polyglotte et sa maîtrise du français, de l’allemand, de l’italien mais aussi de l’anglais lui permettent de voyager et de rencontrer beaucoup de monde.

En 1859, devenu assistant de Zinine, Borodine est envoyé à Heidelberg, en Allemagne, pour parfaire sa formation. En Prusse, il rencontre d’abord le professeur Bunsen et Borodine se plaint assez vite des conditions de travail. Puis il rejoint l’équipe de Carl Erlenmeyer. Comme on le verra dans un autre volet sur Borodine, la Prusse est à l’époque le fer de lance de la chimie. Il rencontre aussi Kékulé avec qui il aura une très vive controverse scientifique un peu plus tard. A Heidelberg, dans le laboratoire de Bunsen, il fait également la connaissance de Dmitri Mendeleïev, celui-là même qui a laissé son nom à la classification périodique et leur amitié va durer toute leur vie. Les deux jeunes hommes partent dès qu’ils le peuvent vers l’Italie et Mendeleïev racontera plus tard :
« Près de Vérone, notre wagon fut visité et fouillé par la police autrichienne, à la recherche d’un prisonnier italien condamné pour affaire politique qui s’était évadé. Le type méridional de Borodine attira l’attention de la police qui crût avoir découvert l’homme qu’elle cherchait. On fouilla de fond en comble nos petits bagages, on nous interrogea, et on ne tarda pas à reconnaitre que nous étions de paisibles étudiants russes et on nous laissa tranquille. A peine avions-nous passé la frontière autrichienne pour entrer dans les états sardes que nos compagnons de wagons se mirent à nous faire fête en nous embrassant, clamant des « e viva » et chantant à gorges déployées. Le condamné se trouvait parmi nous et il était passé inaperçu grâce au soupçon provoqué par la physionomie de Borodine. Il avait échappé aux griffes de l’Autriche. »
L’amour de sa vie

A leur retour à Heidelberg Borodine rencontre Ekaterina Protopopova, qui deviendra sa femme quelques années plus tard. Sa chère « Katyusha », comme il l’appelle est atteinte de tuberculose et est à Heidelberg pour se faire soigner. Mais c’est un climat chaud qui lui est conseillé et en 1861, le jeune couple, fiancé trois mois après s’être rencontrés, prend la direction de l’Italie. Le voyage les amène à Pise. Comme on le verra prochainement, ce voyage aura une influence importante sur les travaux scientifiques de Borodine.
Le Cercle des Cinq

Borodine poursuit ses recherches à Pise mais son voyage d’étude prend fin et il faut envisager le retour au pays. A la fin de l’été 1862, Ekaterina repart pour Moscou chez sa mère pendant qu’il met le cap vers Saint-Pétersbourg où une place de professeur l’attend. Leur mariage n’aura lieu qu’au printemps suivant.
Pendant cet hiver 62-63, Borodine ne s’ennuie pas un instant. Nommé professeur de chimie organique, assistant de Zinine dont il prendra la succession en 1864 à l’Académie de médecine de Saint-Pétersbourg, il devient également membre de l’académie et conseiller d’État. Il est co-fondateur d’une école de médecine accueillant les femmes et où il enseignera jusqu’à sa mort. Avec Mendeleïev, revenu lui aussi à Saint-Pétersbourg, ils font, dans le sillage de Zinine, de Saint Pétersbourg une place mondiale forte de la chimie.
C’est pendant cet hiver qu’il se lie aussi d’amitié, par l’entremise de Moussorgsky, avec Balakirev qui le fait entrer dans un « cercle » : le Groupe des 5, composé de Rimski-Korsakov, Moussorgsky, Balakirev et Cui, dont nous reparlerons bientôt.
Les travaux scientifiques en bref [6]

Parmi ses découvertes, on peut citer la synthèse de dérivés fluorés (1862), mais aussi la découverte de la bromodécarboxylation des acides en 1869, réaction qui sera « redécouverte » soixante-dix ans plus tard par l’allemand Hanz Hunsdiecker qui déposera un brevet au début de la seconde guerre mondiale pour protéger cette réaction. Borodine travaille aussi sur la condensation des aldéhydes mais ça, c’est pour un autre volet de cette série…
Borodine meurt subitement en 1887 d’une rupture d’anévrisme, au cours d’un bal costumé qu’il a organisé pour ses étudiants de l’académie de médecine.
Dans la suite de cette série, nous nous immergerons dans l’atmosphère musicale et culturelle de Saint Pétersbourg, mais aussi dans l’atmosphère scientifique européenne des années 1860 pour mieux comprendre l’œuvre scientifique de Borodine et enfin nous finirons par l’année 1869, année charnière de la vie de Borodine.
[1] Les russes n’ont adopté le calendrier grégorien qu’en 1918. Ce calendrier prend en compte l’écart entre l’année tropique (365,25220 j) et l’année julienne (365,25 j.), soit 0,0078 jours par an. En 1582, l’astronome allemand Clavius proposa au pape Grégoire XIII deux modifications au calendrier julien : enlever 10 jours à l’année 1582 et modifier la règle de Sosigène pour les années bissextiles afin d’ôter 3 jours en 4 siècles (soit 0,0075j/an). En conséquence, le lendemain du jeudi 5 octobre 1582 fut le vendredi 15 octobre 1582 ! La réforme fut appliquée aussitôt à Rome, fin décembre à Paris, en 1752 en Angleterre et en 1918 en Russie !
[2] Lischke A. « Alexandre Borodine », ed. bleu nuit p. 9-10 (2004)
[3] Musicologie, Borodine,
[4] Brown E., Des Chimistes de A à Z, Borodine, ed. Ellipses poche, 2002, pp. 73-76
[5] Dragan V. Ilic, Alexander P. Borodin (1833–1887) – great composer, army physician and distinguished scientist-chemist, Vojnosanit pregl, 2013; 70 (2) : 233-236
[6] Brown, E., Des chimistes de A à Z, Borodine, p. 73
Programmation musicale sur Soundcloud :
- Introduction : Antonin Dvorák, Symphony No. 9 en mi mineur (du Nouveau Monde), B. 178 (Op. 95), 1893, 1. Adagio – Allegro molto.
- Alexandre Borodine, Dans les steppes d’Asie Centrale, 1880.
- Modeste Moussorgski, Sleza (une larme) pour piano, 1880.
- Gioachino Rossini, Ouverture de Guillaume Tell, 1829.
- Nikolai Rimski-Korsakov, Scheherazade, suite symphonique pour orchestre, Op. 35, 1888.
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