1684, Le pendule de Richer

« L’une des plus considérables observations que j’ay faites, est celle de la longueur du pendule à secondes de temps, laquelle s’est trouvée plus courte en Cayenne qu’à Paris » 

Comment une horloge à balancier a remis en question la forme de la Terre ?

1672, Jean Richer se rend à Cayenne

En 1672, Jean Richer s’embarque pour la Guyane, nouveau territoire français. Il mène pendant un an un programme d’observations pour le compte de l’Académie des Sciences. Il compile l’ensemble de ses observations dans un rapport de 71 pages. On y trouve nombre de mesures d’angles mais aussi la durée de certains phénomènes comme des éclipses ou des occultations d’étoiles par la Lune, mais auss sur l’obliquité de l’écliptique, la longitude de Cayenne par l’observation des éclipses des satellites de Jupiter, de « curieuses variations et la déclinaison de l’aiguille aimantée », Jean Richer fait aussi des observations sur les marées, les courants ou la pesanteur de l’air.

Au neuvième chapitre, Jean Richer mentionne une différence de temps entre les pendules et les phénomènes astronomiques.

Comment Jean Richer perçoit cette différence ?  A son arrivée à Cayenne, il fait construire une case dans laquelle il place ses instruments et prend grand soin de tracer une méridienne traversant son observatoire de fortune. En regardant le ciel à intervalles de temps réguliers, toutes les 24h par exemple, à minuit exactement, les étoiles sont décalées dans le ciel de1,01° vers l’Ouest. Cela vient du fait qu’une année dure 365,25 jours et non 360 jours. Or Jean Richer observe que lorsque les astres se retrouvent dans la position attendue après 24h, soit avec un décalage de 1,01°, son horloge n’a pas marqué 24h mais accuse un retard de 4 minutes et 10 secondes, soit 250 secondes. Jean Richer ne corrige pas les mesures déjà faites et laisse le soin à ceux qui voudront de corriger toutes ses observations au regard de cette anomalie.

Ciel de Cayenne les 19 et 20 mai 1672. Conjonction Mars-Lune le 19.
Remarquez également le léger décalage des étoiles dans le ciel d’une nuit à l’autre. Stellarium

C’est au dixième chapitre, à la page 66, qu’en quelques lignes, Jean Richer mentionne l’observation relative à la longueur du pendule.

« L’une des plus considérables observations que j’ay faites, est celle de la longueur du pendule à secondes de temps, laquelle s’est trouvée plus courte en Cayenne qu’à Paris : car la même mesure qui avait été marquée en ce lieu-là sur une verge de fer, suivant la longueur qui s’était trouvée nécessaire pour faire un pendule à seconde de temps, ayant été apportée en France, & comparée avec celle de Paris, leur différence a été trouvée d’une ligne & un quart, donc celle de Cayenne est moindre que celle de Paris, laquelle est de 3 pieds 8 lignes 3/5. Cette observation a été réitérée pendant dix mois entiers, où il ne s’est point passé de semaine qu’elle n’ait été faite plusieurs fois avec beaucoup de soin. Les vibrations du pendule simple dont le se servait, étaient fort petites, & duraient fort sensibles jusqu’à cinquante-deux minutes de temps, & ont été comparées à celles d’une horloge très excellente, dont les vibrations marquaient les secondes de temps. »

Il construit donc une pendule qui est plus courte à Cayenne mais qui bat parfaitement la seconde. On peut comparer les deux pendules. Celle de Paris est longue de 3 pieds 8 lignes 3/5, ce qui avec les unités de l’époque, nous l’amène à 1,13284 m. En la raccourcissant d’une ligne ¼ à Cayenne, on trouve une longueur de pendule de 1,101090m soit 3,175 cm de moins.

Cette observation est occultée par la moisson et les conséquences des autres mesures, comme la place de l’Homme dans l’Univers suite à au calcul des distances dans le système solaire déterminés par Cassini, et pourtant… Isaac Newton et Christian Huygens discutent de cette anomalie, et y voient un moyen de vérifier la sphéricité de la Terre.

En 1681, l’Académie royale des sciences parraine une seconde expédition, sur l’île de Gorée, au large du Sénégal. Tout comme Cayenne, Gorée était une colonie française, récemment prise aux hollandais. Après quatre mois d’expériences sur l’île de Gorée avec son pendule, Jean Richer fait une dernière expédition transatlantique. Il confirme ses observations : un pendule à seconde ralentit réellement dans les régions équatoriales. Il doit ajuster son pendule de 4 mm entre Gorée et les Amériques. Jean Richer a soigneusement pris en compte le climat et vérifié qu’il n’y a pas de dilatation notable des matériaux utilisés.

Jean-Dominique Cassini

En 1684, Jean-Dominique Cassini émet des doutes sur les travaux de Richer et donne des instructions aux voyageurs français pour mesurer la longueur des pendules :

« Par des expériences très exactes faites par Messieurs de l’Académie à Paris, à La Haye, à Copenhague et à Londres, la longueur d’un pendule qui fait une oscillation en une seconde a été trouvée par tous la même. Elle n’a été trouvée plus courte qu’à Cayenne, mais on doute que cela ne soit pas dû à quelque erreur d’observation. »

1684, L’analyse de Newton

C’est Newton qui va tirer les conséquences des observations de Jean Richer dans ses Principia, en avançant que la force de gravité varie à la surface de la Terre. Il y a un « excès de gravité dans les zones nordiques par rapport à la gravité à l’équateur » selon ses propres termes. Newton fait les calculs et montre comment ses équations de la force gravitationnelle peuvent expliquer les résultats de Cayenne et de Gorée. Newton aurait dit avant sa mort :

Je ne sais pas ce que je peux paraître au monde, mais pour ma part, il me semble que je n’ai été qu’un garçon jouant sur le bord de la mer et se divertissant de temps en temps, je trouvai un caillou plus lisse ou un coquillage plus joli que d’habitude, tandis que le grand océan de la vérité s’étendait devant moi, tout inconnu.

Ces mots qu’on lui attribue sont issus d’une conversation qui a lieu trois ans après sa mort, entre John Spence, volubile homme de lettres et Andrew Ramsay, franc-maçon et précepteur de la cour, qui dit que Newton lui aurait tenu ces propos. Quoiqu’il en soit, voyons comment le coquillage est parvenu jusqu’à lui.

Edmond Halley

Edmond Halley prévoit une visite à l’observatoire en ruines de Tycho Brahé à Uraniborg et effectue également un voyage en France et en Italie de 1680 à 1682. À Paris, début 1681, il travaille en étroite collaboration avec l’astronome royal Jean-Dominique Cassini, alors très intéressé par la grande comète de 1680-1681 que Halley a aperçue pour la première fois sur la route de la capitale française et dont Newton retranscrit le rapport dans son catalogue cométaire. Halley recueille également auprès de ses collègues français des informations importantes sur l’expédition astronomique de Jean Richer en 1672 à Cayenne, qu’il transmettra vraisemblablement à Isaac Newton. Contrairement à Cassini, Newton estime que :

« toute la différence de longueur des pendules de même période ne peut être attribuée à des différences de chaleur, ni aux erreurs des astronomes français ».

Pour Newton :

« Ce désaccord pourrait provenir en partie des erreurs d’observation, en partie de la dissemblance des parties internes de la Terre et de la hauteur des montagnes ; en partie des différences de température de l’air »

Isaac Newton (1642-1727)

Newton s’appuie sur les récits d’expéditions françaises pour valider sa théorie. Toute sa vie, il se passionne pour les récits de voyage en tout genre, sa bibliothèque étant en grande partie composée de ce type d’ouvrages. Les voyages transatlantiques se multipliant, mais aussi le commerce avec les Indes orientales, la Chine ou encore les Indes occidentales, Newton, en tant qu’actionnaire de la Compagnie des Indes Orientales, mais aussi directeur de la Monnaie Royale, y voit le moyen de tester un peu mieux ses idées scientifiques. En 1684, confronté à une controverse sur la paternité de la gravitation avec Hooke, Newton s’empresse d’extraire des données, qu’il a en nombre, celles qui valideront sa théorie. Cette extraction de data, auxquelles nos chercheurs modernes sont aussi confrontés font dire à Hooke :

« saving the exact Observations of some few … truly diligent and accurate men, the greater the Collections of Observations are, the more trouble and difficulty is created to the Examiner; they not only confounding one another, but perplexing those also which are real and perfect. »

Ses Principia, publiés en 1687, mais qui sont en réflexion depuis deux décennies, sont constitués de trois livres. Dans le premier, composé de 14 sections, Newton met en place tout l’arsenal mathématique dont il va avoir besoin, pour traiter du mouvement des corps mus par l’action de forces. Le livre second, composé de 9 sections traite, pour une large part, du mouvement des corps dans les milieux résistants. Il inaugure ce qui deviendra la mécanique des fluides. La section VI porte sur le mouvement des corps oscillants dans des milieux résistants et la proposition 24 donne la loi des mouvements pendulaires. Il devient possible selon Newton de comparer la gravité en différents lieux pour connaitre la variation de gravité. Enfin le livre III est davantage un livre de physique que mathématique. Il applique ses nouvelles lois à des phénomènes variés, terrestres comme célestes, tels que les marées ou le mouvement des planètes. C’est dans la proposition XX qu’il élucide la remarque de Jean Richer.

Extrait des Principia. En surligné les mesures sur lesquelles s’appuie Newton pour établir sa théorie.
Page couverture d’une édition des Philosophiae naturalis principia mathematica.

A la page 425, dans sa XXe proposition, Newton compare la gravité dans différentes régions du globe et il reprend les mesures faites par les français qui vont valider son hypothèse de la gravitation mais aussi montrer que la Terre est aplatie aux pôles. Il y voit là une éclatante preuve de sa théorie sur la gravitation. La force centrifuge exercée au niveau des pôles contrecarre la force attractive de la Terre, diminuant ainsi l’intensité de pesanteur au niveau de l’équateur. Il en résulte pour Newton que la Terre doit être aplatie aux pôles. Il calcule que le rayon de la Terre à l’équateur doit être de 3984 miles, soit 6412 km, mais de 3966 miles seulement aux pôles, soit 6382 km, soit une différence de 30 km ! La Terre est donc aplatie d’un rapport 3/689 (voir texte au-dessus) ou environ 1/230.

Epilogue

Si la communauté scientifique britannique accueille assez bien les idées de Newton, malgré la nouveauté et la complexité mathématique qu’elles introduisent, l’accueil en Europe continentale est plus mitigé. En France en particulier, René Descartes a, un demi-siècle plus tôt, en 1644, proposé un modèle pour expliquer le mouvement des astres à partir de vortex et de tourbillons. Il s’appuie principalement sur le principe d’inertie, découvert un peu plus tôt par Galilée et réalise des analogies avec les tourbillons dans les fluides ou le magnétisme. Descartes propose un modèle sphérique mais ses poursuiveurs, dont Bernard de Fontenelle, secrétaire de l’Académie Royale des Sciences en France, imagine une Terre en forme d’œuf, plus allongée au niveau des pôles, en contradiction avec le modèle de Newton donc.

Entretiens sur la pluralité des Mondes

Le débat enflamme l’assemblée, mais aussi les journaux naissants. Fontenelle, qui est aussi écrivain et l’auteur de « Conversation sur la pluralité des Mondes » (au programme du bac français), nouvelle dans laquelle il popularise les vues de Descartes. Le texte est traduit partout en Europe et il est un véritable succès qui rend plus difficile l’acceptation des vues de Newton, beaucoup plus abstraites et mathématiques.

Jacques Cassini prend la succession de son père à sa mort en 1712 et il s’oppose aux idées d’Isaac Newton, développant l’idée que la Terre est allongée aux pôles et non aplatie. C’est la source de querelles extraordinaires sur les bancs de l’Académie des Sciences, qui va finir par mener à deux expéditions pour mesurer la longueur d’un degré de méridien en deux endroits distincts. Une expédition partira pour les latitudes boréales, en Laponie et sera conduite par Maupertuis pendant qu’une autre ira faire la mesure d’un degré de méridien près de l’équateur, expédition menée par La Condamine. Le récit de ces expéditions mériterait de nouveaux articles.

Les expériences financées par l’Académie, et donc le roi, confirmeront les vues de Newton, la Terre est bien aplatie aux pôles. On voit par ces quelques articles, comment  une politique ambitieuse, s’appuyant sur des institutions solides, et un financement étatique a permis non seulement des découvertes majeures qui étaient au programme, mais aussi des résultats insoupçonnés, cachés dans quelques centimètres d’un pendule !

Maupertuis écrasant la Terre sur les pôles

Bibliographie et Webographie

Cassini Jean-Dominique, Les élémens de l’astronomie verifiez par M. Cassini par le rapport de ses tables aux observations de M. Richer faites en l’Isle de Cayenne, Paris, 1684

Newton Isaac, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, Dunod, Paris, 2005.

Olmsted John, The Scientific Expedition of Jean Richer to Cayenne (1672-1673). Isis, 34(2), 117–128, 1942.

Picard Jean, Mesure de la Terre (par l’abbé Picard), 1671.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b7300361b.r=Mesure+de+la+terre+par+l%27abb%C3%A9+Picard.langFR.

Richer Jean, Observations astronomiques et physiques faites en l’isle de Caïenne, Académie Royale des Sciences, 1679. p.66.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1510913c

Schaffer Simon, Newton on the beach : the information order of Principia Mathematica, History of Sciences, xlvii, 2009.
DOI:10.1177/007327530904700301


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