1978, Vera Cooper Rubin et la matière noire

L’astronome Vera Rubin prouve que les galaxies ne sont pas uniformément réparties dans l’espace et que 95 % de leur masse est constituée de matière noire invisible.

Née à Philadelphie, en Pennsylvanie, le 23 juillet 1928, Vera Cooper est la deuxième fille de Philip et Rose Cooper. Son père travaille comme ingénieur électricien à la Bell Telephone Company et la famille déménage à Washington en 1939 lorsque Philip accepte un emploi au département de l’Agriculture des Etats-Unis. Dans leur nouvelle maison, Vera, alors âgée de 12 ans, reste souvent éveillée pour observer les étoiles par la fenêtre au-dessus de son lit.

« Il n’y avait rien de plus intéressant que les regarder chaque nuit. »

En 1945, Vera intègre le Vassar College, établissement exclusivement féminin, où avait enseigné l’une des premières astronomes américaines, Maria Mitchell (1818-1889).

Maria Mitchell (1818-1889)

Après l’obtention de son diplôme, elle rencontre Robert Rubin, alors étudiant en troisième cycle en chimie physique à Cornell. La première question que Vera pose à celui qui pourrait devenir son époux est :

« Connais-tu Richard Feynman ? »

Robert Rubin répond :

« C’est un de mes professeurs à Cornell. »

Elle prépare sa maîtrise tandis que Robert termine son doctorat. Les travaux de Vera portent sur les mouvements à grande échelle des galaxies, en utilisant des données enregistrées par d’autres, les femmes n’ayant pas accès aux télescopes. Elle remarque qu’outre le mouvement d’expansion des galaxies vers l’extérieur, il existe également un mouvement latéral. Elle présente ses conclusions lors d’une réunion de l’American Astronomical Society en 1950 et elle quitte rapidement la salle pour allaiter son bébé de trois semaines. Le lendemain, son article fait la une du Washington Post où on raille sa communication. Dans une interview au magazine Discover en 1990, Rubin déclare :

« Il a reçu une énorme publicité, presque exclusivement négative, mais au moins, à partir de ce moment-là, les astronomes savaient qui j’étais. »

Rubin obtient sa maîtrise en 1951 et poursuit en doctorat à l’Université de Georgetown en suivant des cours du soir pendant que ses parents gardent ses deux premiers fils, David et Allan. Une fois les enfants couchés, elle travaille jusqu’à deux heures du matin. Elle aura deux autres enfants, Karl et Judy, et tous les quatre obtiendront un doctorat en sciences ou en mathématiques.

« Je me levais ensuite avec les enfants le matin et je passais la journée entière avec eux. C’était difficile, mais c’était encore plus difficile de ne pas faire d’astronomie. »

Pendant ce temps, son mari Robert Rubin travaille avec le physicien Ralph Alpher, qui présente les Rubin à George Gamow. Pour rappel, Alpher et Gamow sont les coauteurs du célèbre article scientifique The Origin of Chemical Elements, dit article « alpha-bêta-gamma » qui explique la formation des premiers éléments après le Big-Bang.

Pendant l’été 1953, Vera et Robert assistent aux conférences de Gamow et Vera Rubin veut savoir si les galaxies sont distribuées aléatoirement, comme le supposaient la plupart des astronomes. En l’absence d’ordinateurs, il lui faut des mois pour effectuer les calculs sur un ordinateur de bureau. Elle termine son doctorat sous la direction de George Gamow en 1954 et ses résultats montrent que les galaxies sont regroupées en superamas.

En 1954, Rubin commence à enseigner les mathématiques et la physique trois jours par semaine au Montgomery County Junior College. L’année suivante, elle commence à faire de la recherche à Georgetown. Avec six étudiants, elle mène un petit programme dont la problématique est :

« Peut-on utiliser les étoiles cataloguées pour déterminer la courbe de rotation des étoiles éloignées du centre de notre galaxie ? »

Une publication est préparée, soumise et acceptée par l’Astrophysical Journal. L’éditeur exige cependant d’enlever le nom des étudiants. Vera menace alors de retirer le manuscrit et de le publier ailleurs. L’éditeur s’incline et la publication paraît. Le résumé affirme :

« Pour R > 8.5 kpc, la courbe stellaire est plate et ne décroît pas comme l’exigeraient les orbites képlériennes. »

Courbe de vitesse d’après les lois de Kepler (A)
Courbe de vitesse observée (B)

La plupart des astronomes ne prennent pas au sérieux les travaux de Rubin.

En 1965, Rubin est nommée au département de Magnétisme terrestre à l’Institut Carnegie Institution de Washington. Elle s’associe à Kent Ford Jr. pour mesurer les courbes de rotation des galaxies spirales. Les deux chercheurs s’interrogent de savoir si les galaxies suivent simplement l’expansion de l’univers ou si elles se déplacent également de manière autonome. Les résultats montrent que les galaxies se déplacent indépendamment de l’expansion, un phénomène appelé effet Rubin-Ford.

En 1970, en étudiant le déplacement spectral d’une raie spécifique de l’hydrogène neutre, Rubin et Ford mesurent la vitesse à laquelle les étoiles et le gaz d’Andromède tournent autour du centre. L’effet Doppler-Fizeau est ici mis à profit.  Jusqu’alors, les astronomes supposent que la majeure partie de la masse d’une galaxie se trouve au centre. Si tel est le cas, les étoiles doivent tourner plus vite autour du centre que près du bord, comme le mouvement des planètes du système solaire. Les premières données laissent entrevoir un écart de la courbe de rotation, comme l’avait déjà signalé Rubin des années plus tôt avec ses étudiants.

Andromède

Les travaux de Rubin sont particulièrement clairs, et on trouve dans son article de magnifiques illustrations des spectres bruts qu’elle mesure ; la planéité des courbes de rotation est indéniable.

Spectre de NGC 2998. Ha est la raie d’émission la plus intense. La bande verticale représente le continuum des étoiles dans le noyau. La ligne horizontale continue indique 20 kpc dans le plan de la galaxie. Notez que la vitesse n’est pas constante dans les régions d’émission, mais qu’elle est plus faible au bord intérieur et plus élevée au bord extérieur, ce qui est particulièrement visible dans NGC 2998.
Vitesses de rotation de NGC 2998, en fonction de la distance au noyau. Les vitesses pour les régions d’émission les plus fortes sont reliées par des lignes. Notez une assez bonne concordance des vitesses entre les axes principaux NE et SO, ainsi qu’un gradient de vitesse positif sur chaque bras.

« On observe que les étoiles lointaines tournent aussi vite que les étoiles proches du centre, voire plus vite ! Cela signifie que la distribution de la matière n’est absolument pas liée à la distribution de la lumière. »

Cette découverte surprenante montre que la majeure partie de la masse des galaxies est invisible et que cette matière n’est pas concentrée au centre des galaxies. Elle découvre que la quasi-totalité de la masse de la galaxie se trouve dans le halo et que les bras spiraux ne contribuent pas au mouvement.

« Environ 95 % de l’univers est sombre. Observer les étoiles ne permet pas de voir l’univers. Observer les galaxies ne permet pas de voir l’univers. La majeure partie de la galaxie nous est invisible, et nous ignorons sa nature. »

La matière noire a déjà une longue histoire avant la publication du premier article de Rubin à ce sujet en 1978. Fritz Zwicky lance le sujet en 1933 en affirmant que les amas de galaxies se dispersent en l’absence de matière supplémentaire pour renforcer la liaison gravitationnelle.

Prof. Zwicky, Fritz (1898-1974)

Une série d’articles s’ensuit au cours des trois décennies suivantes, culminant avec la conférence de Santa Barbara sur la « masse manquante » en 1964, mais les données disponibles sont difficiles à analyser. Le sujet progresse au début des années 1970 avec l’évolution technique des spectrographes. Les observations révèlent finalement que les vitesses de rotation sont remarquablement constantes dans les galaxies, d’où la nécessité d’introduire l’hypothèse de la matière noire. En 1978, Rubin et Ford élargissent l’échantillon de galaxies étudié et toutes présentent la même rotation plate remarquable à grande distance.

De manière parallèle, Morton Roberts, de l’Observatoire national de radioastronomie, étudie les galaxies dans le domaine radio grâce à l’interféromètre de Westerbork. La thèse de doctorat d’Albert Bosma, parue en 1978 étend les données radio à 24 galaxies et révèle à nouveau des courbes de rotation externes plates, confirmant les résultats de Rubin et Ford.

Une autre contribution majeure que l’on doit à Rubin sur la compréhension de l’Univers, concerne l’étude du mouvement de la Galaxie par rapport au repos cosmique. En 1976, on croit que l’expansion de l’Univers est homogène, avec des écarts de l’ordre de 50 km s-1 entre les galaxies. Rubin et ses collaborateurs entreprennent de mesurer le mouvement particulier de notre Groupe Local de galaxies par rapport à une coquille de 96 galaxies spirales si éloignées qu’elles sont vraisemblablement au repos par rapport au reste de l’Univers. Le mouvement qu’ils trouvent est de 454 ± 125 km s-1, soit près de dix fois supérieure à la valeur standard Des études ultérieures démontrent que ces études sont en réalité très complexes, et cette première valeur obtenue par Rubin et ses collègues est entachée d’incertitudes bien plus grandes. Néanmoins, leur article ouvre le sujet, et les importantes irrégularités de l’expansion cosmique font désormais partie intégrante de la théorie cosmique. En effet, elles sont induites par des masses bien plus importantes que les superamas de galaxies, donnant encore un peu plus de poids à la matière noire.

Enfin, Vera Rubin défendra toute sa vie la promotion des femmes dans les Sciences. Elle a évolué dans un monde où les femmes avaient un accès restreint aux études supérieures et aux laboratoires. En 1981, Rubin est élue à l’Académie nationale des sciences. En 1993, le président Bill Clinton lui décerne la Médaille nationale des sciences, « pour ses programmes de recherche pionniers en cosmologie observationnelle, qui ont démontré qu’une grande partie de la matière de l’univers est sombre, et pour ses contributions significatives à la compréhension que l’univers est plus complexe et plus mystérieux qu’on ne l’imaginait.» Elle n’obtiendra jamais le Prix Nobel.

Vera Rubin en 2009

Sur la fin de sa vie, elle continue d’étudier les étoiles et les galaxies afin de mieux comprendre la nature de la matière noire et de la gravité. Une galaxie appelée NGC4550, dont les étoiles tournent en sens inverse autour de ses pôles, pourrait apporter des pistes. La théorie d’une fusion galactique ne corrobore pas toutes les données.


Références bibliographiques et webographiques

Bahcall Neta A., Vera C. Rubin: Pioneering American astronomer (1928-2016), Proc. Nat. Acad.Sci. vol. 114,‎ 2017, p. 2099-2100
https://www.pnas.org/doi/full/10.1073/pnas.1701066114

Dyson Marianne J., Space and Astronomy, Decade by Decade, Twenty-Century Science, 2007, p.210.

Faber Sandra, Vera Rubin’s contribution to astronomy, Scientific American Blog,‎ 29 décembre 2016
https://www.scientificamerican.com/blog/guest-blog/vera-rubins-contributions-to-astronomy/

Roberts MS, A high-resolution 21-CM hydrogen-line survey of the Andromeda nebula. Astrophys J 144, 639–656 (1966)
https://articles.adsabs.harvard.edu/pdf/1966ApJ…144..639R

Rubin, Ford et Thonnard, Extended Rotation curves of High-Luminosity spiral Galaxies. Astrophysical Journal Letters, 225, 107, 1978
https://articles.adsabs.harvard.edu/pdf/1978apj…225l.107r

Rubin, Thonnard, Ford et Roberts, Motion of the Galaxy and the Local Group determined from the velocity anisotropy of distant Sc I galaxies, Astronomical Journal, 81, 719, 1976
https://www.adsabs.harvard.edu/pdf/1976aj…..81..719r

Rubin, Ford, Rotation of the Andromeda nebula from a spectroscopic survey of emission regions. Astrophys J 159, 379–403 (1970)
https://articles.adsabs.harvard.edu/pdf/1970ApJ…159..379R

Wikipedia, Vera Rubin.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Vera_Rubin


Toutes les images sont issues de Wikipedia, sauf l’image en-avant générée par IA. Le spectre et la courbe sont issues de l’article de Vera Rubinen 1978 : Extended Rotation curves of High-Luminosity spiral Galaxies.


Laisser un commentaire