
Les prêtresses de Thessalie avaient le pouvoir de commander la course de la Lune. Enquête littéraire sur les détentrices de cette science des éclipses et sur un nom en particulier : Aglaonice.
Parmi les figures féminines marquantes du monde occulte des Grecs et des Romains de l’Antiquité, on compte Circée magicienne qui retient Ulysse et transforme ses compagnons en pourceaux après avoir préparé une mixture, ou encore Médée la sorcière qui permet à Jason de dompter le taureau d’airain grâce à une pommade de sa composition, enfin évoquons les prêtresses de Thessalie, capables de commander la Lune. Si les deux premières ont un coté mythique, les sorcières de Thessalie ont une réalité avérée. L’une de leurs prétentions magiques les plus spectaculaires était de pouvoir détourner la Lune de sa course céleste après l’avoir privée de son éclat.

Les sorcières de Thessalie dans la littérature hellène
Aristophane
La première allusion à cet exploit de commander la Lune se trouve aux vers 749-755 des Nuées, comédie écrite en 423 av. J.-C. par le dramaturge comique athénien Aristophane. Strepsiade a des dettes et, en escroc, il cherche à éviter un procès certain. Il dialogue avec Socrate et lui expose une idée :
Strepsiade : Je tiens une pensée apte à frustrer des intérêts.
Socrate : Fais-la connaitre.
Strepsiade : Si ayant acheté une magicienne thessalienne je faisais nuitamment descendre la lune, l’enfermais dans un étui rond, comme un miroir, et la tenais sous ma surveillance…
Socrate : Quel profit en retirerais-tu donc ?
Strepsiade : Quel profit ? Si la lune ne se levait plus nulle part, je ne payerais plus d’intérêts.
Socrate : Parce que ?
Strepsiade : Parce que l’argent se prête au mois.
A noter, pour l’histoire des sciences, que quelques vers plus loin, Strepsiade imagine brûler l’accusation du greffier avec une pierre diaphane qui allume un feu, une « lentille de cristal », probablement l’une des premières allusions aux propriétés des lentilles déjà connues à l’époque.

Platon
Un peu plus tard, vers 380 avant J.-C., Platon écrit Gorgias. Gorgias était un rhéteur sicilien qui a séjourné à Athènes, puis en Thessalie, où il devient très célèbre au point où les thessaliens créent le néologisme gorgianiser, synonyme de « parler en public ». Dans un dialogue Socrate interroge Calliclès sur la façon de vivre heureux :
« […] on doit plutôt chercher à savoir de quelle façon on doit vivre sa vie pour qu’elle soit meilleure possible, s’il faut être semblable à la constitution politique de la cité où l’on demeure et s’il faut, dans la situation actuelle, que tu te mettes à ressembler le plus possible au peuple d’Athènes, si tu veux être traité par lui en ami, si tu veux être tout puissant dans ta cité. Voilà, il faut examiner s’il est avantageux et pour toi et pour moi de vivre comme cela, de peur que nous n’ayons à subir, bienheureux, la même chose que les Thessaliennes, lorsqu’elles parviennent, dit-on à faire descendre la lune. Car c’est au prix de ce que nous avons de plus précieux que nous faisons ce choix en faveur de la puissance à exercer dans la cité. »

Les éclipses de lune étaient attribuées aux sorcières thessaliennes, sans doute parce que la Thessalie était le centre du culte d’Hécate, déesse de la Lune et de la magie. Les sorcières étaient censées payer leur magie par ce qu’elles avaient de plus cher (mutilation, le plus souvent d’un œil, ou sacrifice d’un de leurs enfants). La cécité des voyants et des poètes était expliquée de la même façon, comme une sorte de contrepartie au don prophétique ou poétique qui leur était accordé.
Horace
Poursuivons notre enquête littéraire sur les sorcières de Thessalie, cette région fertile au nord d’Athènes, au pied du mont Olympe. Horace les mentionne, dans son recueil de dix-sept poèmes : les Epodes. Au cinquième poème intitulé « Contre Canidie », Canidie s’apprête à tuer un enfant pour faire revenir à elle son amant Varus. Elle est accompagnée de trois consœurs, Sagane, Véia et Folia. Sur Folia, on lit au vers 45 :
« Naples l’oisive et les cités voisines disent qu’à ce drame inouï vint Folia, rebut de Rimini, aux désirs masculins, qui ferait choir, d’un mot thessalien, lune et soleil sur notre sphère. »
Folia aime les femmes et possède donc un savoir venu de Thessalie. Ici, on apprend que ce n’est pas seulement la Lune qui obéit aux ordres des sorcières grecques, mais aussi le Soleil. Elles savaient donc prévoir non seulement les éclipses de Lune, mais aussi les éclipses de Soleil.

Lucain
Lucain est un poète latin du premier siècle. Sa seule œuvre conservée s’intitule Pharsale et elle relate la guerre civile qui oppose Jules César à Pompée. Dans le livre VI, à la veille de la bataille entre César et Pompée, Sextus, le plus jeune des deux fils de Pompée, veut connaître l’arrêt du destin et il va consulter une enchanteresse :
« À la voix d’une Thessalienne, l’ordre des choses est renversé, les lois de la nature sont interrompues ; le monde, emporté par son cours rapide, reste tout à coup immobile, et le dieu qui imprime le mouvement aux sphères est tout étonné de sentir que leurs pôles sont arrêtés. Par ces mêmes enchantements, la terre est inondée, le soleil obscurci ; le ciel tonne à l’insu de Jupiter ».
Il semblerait que les pouvoirs des enchanteresses thessaliennes augmentent avec le temps. En plus de commander le Soleil et la Lune, elles commandent la course de tous les astres, mais aussi dirigent le climat à leur guise.
Essayons maintenant d’identifier si la prévision des éclipses est un savoir uniquement concentré en Thessalie et si un nom de ces sorcières nous est parvenu.
Les éclipses dans l’Antiquité
La prévision des éclipses n’est pas un savoir qu’on doit aux grecs. Longtemps, ils ne peuvent prévoir ces évènements, et comme beaucoup de civilisations, ils voient dans les éclipses un présage divin. On suppose que ce savoir était détenu par les astronomes de Babylone, qui aurait été ensuite transféré en Egypte, où Thalès, ayant passé sa jeunesse, l’aurait rapporté dans sa cité de Milet, dans l’actuelle Turquie, près de la ville d’Izmir. Si certains astronomes de l’Antiquité ont réussi à prévoir les éclipses, leur savoir était mal vu, comme l’indique Zenobios, poète grec du IIe siècle, qui écrit dans un codex :
« Tu arraches la lune contre toi » : Asclépiade dit que les femmes thessaliennes, ayant appris les mouvements de la lune, les annoncent comme si elles l’avaient arrachée, et qu’elles ne le font pas sans se faire du mal. En effet, elles sacrifient un de leurs enfants ou sont blessées à un œil. On dit alors cela de ceux qui attirent le malheur sur eux-mêmes. Duris dit qu’un astronome qui annonça les éclipses de lune eut une fin malheureuse »
Duris de Samos est un historien grec du IVe-IIIe siècle av. J.-C. L’astronome anonyme dont il est mention ici n’est pas une sorcière thessalienne. Bien que le texte évoque vaguement la fin tragique de cet astronome, il reflète la même idée que l’on retrouve dans les autres témoignages : l’observation ou la manipulation des corps célestes est nocive.

La chercheuse Nereida Villagria fait remarquer que l’Asclépiade mentionné par Zenobios a été identifié comme le mythographe Asclépiade de Tragilos, auteur du IVe siècle qui, dit-on, fut élève d’Isocrate et auteur d’un ouvrage en six livres intitulé les Tragodumènes. Si cette identification est correcte, nous disposerions d’un témoignage très proche dans le temps du texte de Platon – dont la date de composition est estimée entre 387 et 385 av. J.-C.
De même, Apollonios de Rhodes (env. 295-240 av. J.-C.), poète grec de la première moitié du IIIe siècle av. J.-C. et qui fut directeur de la Bibliothèque d’Alexandrie, explique que le sortilège de faire tomber la lune était une fraude fondée sur une réelle compétence astronomique. Un texte des Scholies d’Apollonios de Rhodes fait référence à la ruse consistant à faire tomber la lune et la lie spécifiquement à la perte d’un proche :
« Le mythe raconte que les sorcières font tomber la lune avec leurs sorts. On dit que lorsque les sorcières thessaliennes agissent ainsi, leur plan est déjoué. Ainsi, Aglaonice, fille d’Hégémon, experte en astronomie et connaissant les éclipses de Lune et leur date de survenue, disait qu’elle attirait la déesse vers le bas, et subit aussitôt des calamités, perdant un membre de sa famille. C’est ainsi de sa vie que provient le proverbe selon lequel « attire la lune vers le bas ».

Le texte parle d’une femme en particulier, Aglaonice. L’histoire d’Aglaonice est un autre témoignage de la perte d’un parent associé à la supercherie consistant à décrocher la lune, un phénomène clairement associé aux femmes thessaliennes.
Un peu plus tard, vers l’an 100, le philosophe grec Plutarque mentionne cette Aglaonice pour ses talents d’astronome dans ses Œuvres morales ou Moralia :
« Nous engageons les Dieux dans la voie des passions et des actions humaines, nous les faisons descendre selon nos besoins, comme on prétend que les Thessaliennes font descendre la lune. Et à ce propos, disons comment la ruse de ces dernières accrédita une telle opinion parmi les femmes : c’est que la fille d’Hégétor, Aglaonice, versée, dit-on, dans les études astronomiques, faisait croire, quand il y avait des éclipses de lune, que par des charmes magiques elle détachait des cieux cette planète. »
Fille d’Hégémon pour Apollonius de Rhodes, fille d’Hégétor pour Plutarque, mais le mot hégêmôn se traduit plutôt par commandant en grec. Par exemple, Alexandre le Grand (356-323 av. J.-C.), dont le père était un dirigeant politique de Thessalie, était hégêmôn. Aglaonice était donc la fille d’un commandant militaire de Thessalie, donc issue de la noblesse thessalienne et elle a forcément reçu une instruction digne de son rang. Bien avant la conquête de Babylone par Alexandre le Grand, soit vers la fin de l’année 331 av. J.-C., les astronomes de Babylone ont perfectionné les moyens de prévoir les éclipses lunaires et ils estiment les dates des éclipses, totales ou partielles. Leurs résultats et leurs méthodes sont alors communiqués dans tout le monde méditerranéen. On peut conjecturer, sans trop prendre de risque, qu’Aglaonice aurait vécu pendant cette période, soit autour du IIIe siècle avant J.-C.. Peter Bicknell, dans une publication de 1983, fort intéressante, situe son activité entre le IIème et le Ier siècle. Or, d’après les deux textes qui la mentionnent, l’activité d’Aglaonice ne peut certainement pas être antérieure à 331 av. J.-C. et Apollonius étant mort en -240 av. J.C. environ (et pas en -215 comme le mentionne Wikipedia), on a donc un encadrement de l’activité d’Aglaonice. Apollonius n’ayant probablement pas écrit ce texte l’année de sa mort, conjecturant qu’il faut un peu de temps pour qu’un fait soit relaté dans l’espace à cette période, concentrons nos recherches entre -331 et -245.
Essayons d’aller un peu plus loin. A propos des éclipses de Lune, on distingue les éclipses partielles, où la Lune ne disparaît pas complètement, les éclipses de pénombre, où elle reste visible, teintée d’une couleur rouille plus ou moins prononcée, et enfin les éclipses totales où elle disparaît totalement. Faisons l’hypothèse qu’Aglaonice n’utilise son pouvoir que lors d’éclipses totales. En 2004, une publication qu’on trouve sur le site de la NASA retrace sur 600 pages, toutes les éclipses lunaires de -1999 à +3000, avec leur caractère partiel ou total. Regardons les différentes dates possibles pour des éclipses de Lune totale en Thessalie entre -331 et -245 :
| N° | Dates |
| 1 | 10 mars -329 |
| 2 | 9 juillet -326 |
| 3 | 28 avril -322 |
| 4 | 8 juin -315 |
| 5 | 07 mars -301 |
| 6 | 20 août -300 |
| 7 | 12 octobre -294 |
| 8 | 20 juillet -289 |
| 9 | 11 septembre -283 |
| 10 | 7 mars -282 |
| 11 | 4 janvier -279 |
| 12 | 24 décembre -279 |
| 13 | 12 octobre -275 |
| 14 | 10 octobre -272 |
| 15 | 30 mai -268 |
| 16 | 11 juillet -261 |
| 17 | 29 avril -257 |
| 18 | 26 février -254 |
| 19 | 10 juin -250 |

Il est intéressant de remarquer que l’intervalle de temps entre deux éclipses totales n’est pas fixe. Il se passe par exemple 14 ans entre l’éclipse 4 et 5, alors que nous avons 4 éclipses entre les années -283 et -279. Probablement que sur cette période, le pouvoir des prêtresses thessaliennes devait être très grand, et donc leur réputation également, au point qu’un nom puisse émerger et atteindre la postérité. Et si Aglaonice avait vécu sur ce temps-là ? C’est une hypothèse plausible que j’émets.
En résumé, les prêtresses Thessalie savaient anticiper les éclipses de Lune. Leur savoir est antérieur à la prise de Babylone par Alexandre le Grand puisque Platon évoque leur pouvoir. Un seul nom nous est parvenu, Aglaonice, fille d’un commandant militaire de Thessalie, et non d’un hypothétique Hégétor ou Hégémon comme le laisserait croire certaines traductions. Je fais l’hypothèse que son activité se situe surtout entre -283 et -279 eu égard à la fréquence des éclipses de Lune en Grèce à cette période.
Références bibliographiques et webographiques
Aristophane, Les Nuées, GF Flammarion, trad. Marc-Jean Alfonsi, pp.183-184, 1996.
Platon, Gorgias, GF Flammarion, trad. Monique Canto,p. 284, 1987.
Lucain, Pharsale, traduction de Marmontel, complétée par M. H. Durand, 1865.
Lucain : la Pharsale : livre VI (traduction)
Plutarque, Œuvres morales, Sur les Sanctuaires dont les Oracles ont cessé, 13, trad. Ricard A., Paris, ed. Charpentier, 1844.
https://remacle.org/bloodwolf/historiens/Plutarque/oracles1.htm
Villagra Nereida. “Plato on the Thessalian Trick: A New Interpretation of Gorgias 513A.” Greek Roman and Byzantine Studies, 2017.
https://www.academia.edu/114546644/Plato_on_the_Thessalian_Trick_A_New_Interpretation_of_Gorgias_513A
Bicknell Peter, The Witch Aglaonice and Dark Lunar Eclipses in the Second and First Centuries BC, Journal of the British Astronomical Association 93 (1983) 160–163
https://www.adsabs.harvard.edu/full/1983JBAA…93..160B
Scientific Women
https://scientificwomen.net/women/aglaonice–53
NASA, « Five Millennium Canon of Lunar Eclipses: -1999 to +3000 », 2004, p.201-250
https://eclipse.gsfc.nasa.gov/SEpubs/5MCLE.html
Toutes les images sont issues de Wikipedia, sauf la celle mise en avant, générée par IA et la dernière, issue de l’article « Five Millennium Canon of Lunar Eclipses: -1999 to +3000 », p.207

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